Aldo Leopold, Almanach d’un comté des sables (1949) Il n’existe pas à ce jour d

Aldo Leopold, Almanach d’un comté des sables (1949) Il n’existe pas à ce jour d’éthique chargée de définir la relation de l’homme à la terre, ni aux animaux et aux plantes qui vivent dessus. La terre […] est encore considérée comme une propriété. La relation à la terre est encore une relation strictement économique, comportant des droits mais pas de devoirs. […] Toutes les éthiques élaborées jusqu’ici reposent sur un seul présupposé : que l’individu est membre d’une communauté de parties interdépendantes. Son instinct le pousse à concourir pour prendre sa place dans cette communauté, mais son éthique le pousse aussi à coopérer (peut- être afin qu’il y ait une place en vue de laquelle concourir). L’éthique de la terre élargit simplement les frontières de la communauté de manière à y inclure le sol, l’eau, les plantes et les animaux ou, collectivement, la terre. […] Une éthique de la terre ne saurait bien entendu prévenir l’altération ni l’exploitation de ces « ressources », mais elle affirme leur droit à continuer d’exister et, par endroits du moins, à continuer d’exister dans un état naturel. En bref, une éthique de la terre fait passer l’Homo sapiens du rôle de conquérant de la communauté-terre à celui de membre et citoyen parmi d’autres de cette communauté. Elle implique le respect des autres membres, et aussi le respect de la communauté en tant que telle. Au cours de l’histoire humaine, nous avons appris (je l’espère) que le rôle du conquérant contient en lui-même sa propre défaite. Pourquoi ? Parce qu’il implique que le conquérant sache, ex cathedra, ce qui, précisément, fait tourner la machine communautaire ; qui est utile ou nuisible à sa subsistance ; ce qui, dans cette perspective, a de la valeur et ce qui n’en a pas. Il s’avère toujours qu’il ne sait ni l’un ni l’autre, et c’est la raison pour laquelle ses conquêtes finissent par se défaire d’elles-mêmes. La communauté biotique présente une situation parallèle. […] Le citoyen ordinaire d’aujourd’hui part du principe que la science sait ce qui fait tourner la machine communautaire ; le scientifique, lui, est convaincu du contraire. Il sait que le mécanisme biotique est si complexe que nous n’en comprendrons peut-être jamais pleinement les rouages. 2 Explication de texte [Introduction] C’est aux États-Unis, après la première révolution industrielle, dans la seconde moitié du XIXe siècle, que sont nées les premières réflexions écologistes. Avec Walden ou la vie dans les bois (1854), récit de deux années passées en autarcie au bord d’un lac du Massachussetts, Henry David Thoreau fut un des premiers à formuler l’exigence d’un nouveau rapport à la nature au sein des sociétés modernes. Néanmoins, on ne trouve pas encore chez lui l’idée de remplacer les éthiques traditionnelles centrées sur l’homme par une éthique environnementale qui inclut la nature. C’est au forestier et universitaire américain Aldo Leopold qu’il revient d’avoir formulé, dans son Almanach d’un comté des sables, paru en 1949, un an après sa mort, la nécessité de cette nouvelle éthique : une éthique de l’environnement ou « éthique de la terre » (l. 11). Près d’un siècle après Thoreau, la question ne pouvait plus manquer de se poser : comment déterminer le rapport de l’homme à la terre et à tous les êtres vivants, une fois dit que les éthiques traditionnelles n’y voient qu’un rapport de propriété et d’exploitation économique ? Dans ce texte extrait de l’Almanach, Leopold défend la thèse suivante : les frontières de la communauté doivent être élargie au-delà de l’homme afin d’inclure la terre, car ce n’est pas la terre qui nous appartient mais c’est nous qui lui appartenons. Le texte comporte trois parties. Dans un premier temps (l. 1-10), l’auteur constate l’absence d’éthique apte à définir la relation de l’homme à la terre autrement qu’en termes de propriété économique. Dans un deuxième temps (l. 11-21), l’auteur définit l’éthique de la terre en tant qu’elle inclut ce qui a été jusque-là exclu de toute considération morale, à savoir la terre et tout ce qui la peuple (la communauté biotique). Enfin, dans un troisième temps (l. 22-33), l’auteur montre que cette nouvelle éthique est nécessaire parce que l’histoire nous a enseigné que l’homme ne peut pas jouer un rôle de conquérant sans semer les graines de sa propre défaite. [Première partie] Dans la première partie du texte, Aldo Leopold part d’un constat : « Il n’existe pas à ce jour d’éthique chargée de définir la relation de l’homme à la terre, ni aux animaux et aux plantes qui vivent dessus » (l. 1-2). Ce constat d’un vide éthique vaut en même temps comme une dénonciation : Leopold dénonce en effet l’impuissance des éthiques antérieures à déterminer le rapport que l’homme doit entretenir à la terre qu’il habite, rapport qui est pourtant essentiel à 3 l’humanité tout entière. Mais pourquoi dénoncer une telle impuissance ? Et pourquoi faudrait-il une nouvelle éthique qui vienne combler ce manque ? C’est ce que suggère la phrase suivante. L’homme ne peut plus se comporter à l’égard de la terre comme il l’a fait jusque-là, à savoir : comme s’il était propriétaire de la terre qui ne serait qu’un objet d’exploitation économique (« La terre est encore considérée comme une propriété », l. 2-3) ; comme s’il avait un droit souverain sur elle, mais aucune obligation envers elle (« La relation à la terre est encore une relation strictement économique, comportant des droits mais pas de devoirs », l. 3-5). La répétition de l’adverbe « encore » suggère ici que cette conception est obsolète, ou plutôt que l’humanité devrait prendre conscience qu’elle est déjà périmée. Pourquoi est-elle périmée ? On peut légitimement supposer que Leopold pense à deux choses : d’une part, aux dégâts immenses que les sociétés occidentales modernes ont déjà causés à la nature depuis la première révolution industrielle (en termes d’exploitation des ressources naturelles, de pollution, de danger pour la biodiversité, etc.), dégâts qui nous indiquent que ce mode d’existence n’est pas soutenable à long terme ; d’autre part, à l’incapacité de l’homme à considérer les éléments qui composent et peuplent la terre autrement qu’en termes de ressources, de valeur d’usage et d’échange, c’est-à-dire aussi de profit économique. Dans le but de définir l’éthique de la terre qui doit venir remplacer ce rapport de domination absolue sur la terre, Leopold remonte à ce qui lui paraît être l’unique présupposé de toutes les éthiques antérieures. Le but de cette remarque n’est pas de critiquer ce présupposé, mais au contraire de montrer comment l’éthique de la terre prolonge et déplace les éthiques antérieures. Quel est ce présupposé ? Leopold le précise aux lignes 6 et 7 : « l’individu est membre d’une communauté de parties interdépendantes ». Autrement dit, toutes les éthiques jusque-là ont considéré l’individu non pas comme un être autonome affranchi de toute relation, mais comme un individu appartenant à une communauté dont les membres sont liés les uns aux autres, et donc nécessairement pris dans des rapports sociaux et moraux. Or, pour Leopold, ce rapport d’interdépendance est traversé par deux tendances contraires (l. 8-10) : d’une part, les pulsions naturelles de l’homme le conduisent à entrer dans un rapport de rivalité ou de compétition avec les autres membres de la communauté, afin d’y gagner une position favorable (« son instinct le pousse à concourir pour prendre sa place dans cette communauté ») ; d’autre part et en même temps, les normes morales le conduisent à entrer dans des rapports d’entraide et de soutien mutuel (« mais son éthique le pousse aussi à coopérer »). En rappelant cette double tendance de l’homme, gouverné à la fois par sa sensibilité animale et par sa raison morale, Leopold se contente peut-être de reformuler un vieux topos de la philosophie politique, que Kant avait nommé « insociable sociabilité » (cf. Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, 1784). Peut-être même que la parenthèse finale éclaire cette conception d’une autre lumière, assez inquiétante, car en ajoutant que les hommes coopèrent « peut-être afin 4 qu’il y ait une place en vue de laquelle concourir » (l. 9-10), Leopold semble suggérer que la coopération pourrait n’avoir d’autre fonction que de permettre à la communauté d’exister et ainsi de rendre possible la rivalité elle-même, comme si la rivalité était vouée à rester un facteur prédominant. Quoi qu’il en soit, en indiquant ici cette tension entre l’instinct et l’éthique, Leopold suggère deux choses : d’abord, que la relation de l’homme à la terre a jusque-là été gouvernée par son instinct (puisque l’homme a cherché a gagner une position favorable sur la terre, aux dépens des autres êtres vivants qui la peuplent, quitte même à souiller la terre) ; ensuite, que cette relation instinctive de compétition et de prédation ne pourra être contrebalancée que si une éthique vient définir la relation de l’homme à la terre. Ce sera tout l’enjeu de l’éthique de la terre que de combler ce vide éthique. [Deuxième partie] En quoi l’éthique de la terre vient-elle non seulement combler le vide éthique mais aussi uploads/Philosophie/ aldo-leopold-almanach-d-un-comte-des-sables-1949.pdf

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