1 L’allomorphie radicale et la relation flexion-construction* Olivier Bonami, G
1 L’allomorphie radicale et la relation flexion-construction* Olivier Bonami, Gilles Boyé et Françoise Kerleroux A paraître dans B. Fradin, F. Kerleroux et M. Plénat, Aperçus de morphologie 1 Introduction La base d’une opération de construction se présente rarement sous une forme transparente. Prenons l’exemple des adjectifs en -eux dérivés de noms, dont le tableau 1 fournit quelques exemples. Dans certains cas (aventureux, etc.), la forme de l’adjectif coïncide avec l’ajout du suffixe -eux (/ø/) à la forme du singulier du nom ; mais dans de nombreux cas (vaporeux, injurieux, spongieux, etc.), ce qui précède le suffixe ne correspond pas directement à la forme du singulier du nom. nom adjectif nom adjectif envie envieux éponge spongieux furie furieux étude studieux industrie industrieux caoutchouc caoutchouteux cancer cancéreux douleur douloureux cuivre cuivreux vapeur vaporeux désir désireux injure injurieux aventure aventureux luxure luxurieux tellure tellureux gloire glorieux TABLEAU 1—Adjectifs en -eux Pour fixer le vocabulaire, appelons lexème le type de signe qui est manipulé par la morphologie constructionnelle. Les règles de construction de lexème (RCL) spécifient comment un lexème construit est obtenu à partir d’un ou plusieurs lexèmes bases. Les règles de réalisation spécifient comment une forme fléchie est obtenue à partir d’un lexème. Dans un signe lexical complexe (lexème construit ou forme fléchie), le radical est la manifestation phonologique du lexème-base. On parle d’allomorphie radicale quand plusieurs signes lexicaux complexes formés sur la même base ne sont pas formés sur le même radical ; le contraste vapeur/vaporeux est un cas d’allomorphie radicale dans la mesure où le radical qui sert à former le SG du lexème VAPEUR /vapœr/ est distinct du radical qui sert dans la construction du lexème VAPOREUX /vapr/. Il est clair que les allomorphies radicales ne sont pas homogènes1. A un extrême, certaines allomorphies ont un conditionnement strictement phonologique : ainsi ci-dessus les alternances i/j (envie /vi/ vs. envieux /vjø/) sont systématiques quand la base est un nom en VCi. A l’opposé, certaines allomorphies sont strictement non-prédictibles : ainsi l’alternance manifestée dans éponge/spongieux (comparer épine/épineux, écaille/écailleux, etc.) nécessite au bas mot de lister dans le lexique deux radicaux concurrents et de marquer dans l’entrée de spongieux la sélection * Le contenu de la section 3 de ce travail a été présentée au 11th International Morphology Meeting, Vienne 2004. 1 Pour les besoins de cette illustration initiale, nous admettons que le tableau 1 ne met en jeu que des allomorphies du radical, ce qui ne va bien sûr pas de soi : certains cas pourraient être des allomorphies du suffixe -eux. 2 d’un radical particulier (une solution plus extrême étant de nier l’existence d’une relation morphologique entre le nom et l’adjectif en synchronie). Dans bien des cas, cependant, l’analyse de l’allomorphie ne va pas de soi. Le tableau 1 comporte trois types de cas problématiques. Pour caoutchouteux, on peut se demander si le /t/ est inséré par la phonologie pour éviter l’hiatus ; mais si c’est le cas, on se demande pourquoi il n’en va pas de même avec boue/boueux. Pour régler les alternances /œ/ vs. // (vapeur/vaporeux) ou /œ/ vs. /u/ (douleur/douloureux), il a été proposé de postuler des règles phonologiques mineures altérant la qualité de la voyelle dans un ensemble de contextes qui doivent être listés par la grammaire en tant que tels (Dell & Selkirk, 1978 ; Corbin, 1987). Mais si on admet que la grammaire doit lister les contextes d’application de la règle, on peut se demander dans quelle mesure postuler une règle constitue un gain par rapport au simple listage de radicaux allomorphes (synchroniquement) arbitraires. Enfin, les insertions de /j/ (injure/injurieux) sont susceptibles de la même double analyse. La présentation qui précède résume les questions que se pose traditionnellement la morphologie sur l’allomorphie radicale. L’objet de ce chapitre est d’examiner comment les travaux récents en morphologie, et en particulier les travaux sur la flexion, ont renouvelé la question.2 Dans la section 2, nous rappelons comment, à la suite d’Aronoff (1994), la description de la flexion amène à postuler pour chaque lexème non pas un radical unique, mais une collection indexée de radicaux, que nous appelons espace thématique3. Cette hypothèse change la donne pour la morphologie constructionnelle, dans la mesure où chaque règle de construction a maintenant le choix du radical qu’elle prend en entrée, et peut fournir en sortie une collection de radicaux. Dans la section 3, nous montrons que la description de certaines allomorphies peut être notablement simplifiée en postulant dans l’espace thématique des verbes un radical caché, qui n’est exploité que par la morphologie constructionnelle. 2 L’hypothèse des espaces thématiques 2.1 Aronoff (1994) Aronoff (1994) tente de justifier l’idée que les objets manipulés par la morphologie ne sont pas, ou du moins pas systématiquement, des morphèmes, c’est-à-dire une certaine variété de signes. Un des éléments de la démonstration est l’analyse du statut du « troisième radical » (third stem) des verbes du latin, habituellement désigné comme thème du supin4. L’argument d’Aronoff est le suivant. D’une part, comme l’illustre le tableau 25, les trois radicaux ont des formes imprédictibles : aucun des radicaux n’a une forme qui serait systématiquement déductible en connaissant la forme des deux autres ; bien qu’il existe des règles par défaut, la grammaire du latin, doit, au moins pour certains verbes, lister explicitement les trois radicaux. D’autre part, le « troisième radical » n’a pas de valeur sémantique déterminée. Alors qu’il 2 Une autre avancée majeure dans la compréhension de l’allomorphie radicale est la mise au jour de la notion d’interfixe. Voir Roché (ce volume). 3 Nous tendons à utiliser radical et thème de manière équivalente. Le terme d’espace thématique est préféré à celui d’espace radical pour des raisons purement esthétiques. 4 Aronoff évite le terme traditionnel dans la mesure où son point est justement de montrer que le « troisième radical » n’exprime aucun contenu morphosyntaxique ou sémantique. 5 Pour gagner de la place, le tableau 2 ne comporte que des verbes de la deuxième conjugaison. Le même type de variation imprédictible se rencontre dans toutes les conjugaisons. 3 n’est pas exclu d’associer une valeur sémantique aux radicaux de l’infectum et du perfectum, le « troisième radical » est utilisé dans une collection de contextes, illustrés dans le tableau 3, qui ne forment pas une classe naturelle sémantique. La conclusion d’Aronoff est que le « troisième radical » est un objet purement morphologique, ou morphome : c’est une pure forme qui doit être associée en tant que telle à chaque lexème pour que puisse être calculé l’output des opérations morphologiques mentionnées dans le tableau 3. Glose Infectum Perfectum Troisième radical détruire /dele/ /delev/ /delet/ augmenter /aue/ /aux/ /auct/ avoir /habe/ /habu/ /habit/ ordonner /jube/ /juss/ /juss/ tondre /tonde/ /totond/ /tons/ voir /vide/ /vid/ /vis/ mouvoir /move/ /mov/ /mot/ TABLEAU 2—Radicaux verbaux dans la 2e conjugaison du latin FLEXION DERIVATION forme exemple RCL exemple PART. FUT. ACTIF deleturus nom en -or moveo → motor « moteur » PART. PASS. PASSIF deletus nom en -io moveo → motio « mouvement » SUPIN deletum nom en -ur tondeo → tonsura « tonte » verbe en -ur-i habeo → habiturio « désirer avoir » verbe en -it video → visito « voir souvent » verbe intensif video → viso « examiner » TABLEAU 3—Opérations morphologiques basées sur le troisième radical 2.2 Les espaces thématiques Bien qu’Aronoff ne l’explicite pas, l’observation du « troisième radical » latin modifie la façon de concevoir l’analyse des lexèmes héritée de la phonologie générative (Chomsky & Halle, 1968). Si chaque lexème verbal du latin possède (au moins) trois radicaux distincts, et que ceux-ci ne sont pas déductibles les uns des autres, alors la description d’un lexème comporte la description de la collection de ses radicaux. On passe d’une conception où l’information phonologique associée à un lexème est une séquence phonologique unique, à une conception où chaque lexème se voit associer une collection de radicaux. Qui plus est, cette famille fait l’objet d’une indexation : puisque le « troisième radical » n’est identifiable ni par sa forme ni par le fait qu’il exprime une propriété morphosyntaxique déterminée, il doit porter dans le lexique l’information, purement morphologique, qu’il s’agit d’un « troisième radical ». L’information phonologique associée à un lexème prend donc la forme d’une série de cases contenant chacune un radical. Nous appelons espace thématique du lexème l’ensemble de ces cases6. 6 Techniquement, l’espace thématique est une fonction d’un ensemble d’indices de radicaux à un ensemble de séquences phonologiques. Pour souligner le caractère arbitraire des indices choisis, nous utilisons une numérotation 4 Les espaces thématiques prennent la place de ce qui était antérieurement vu comme le radical unique d’une unité morphologique. Leur reconnaissance a des conséquences importantes pour la description de la flexion : on doit non seulement décrire les marques flexionnelles, mais également dire (i) comment les différentes cases de l’espace thématique sont reliées entre elles, et (ii) comment chaque forme fléchie choisit sur quelle case de l’espace thématique elle va se construire. L’explicitation du fonctionnement des espaces thématiques dans la flexion joue un rôle grandissant dans les approches uploads/Philosophie/ allomorphie 1 .pdf
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- Publié le Oct 30, 2022
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