Marie-Claire ROPARS-WUILLEUMIER ESTHÉTIQUE OU PHÉNOMÉNOLOGIE ? eette étude pren
Marie-Claire ROPARS-WUILLEUMIER ESTHÉTIQUE OU PHÉNOMÉNOLOGIE ? eette étude prend appui sur une lecture transversale du livre de Merleau-Ponty, Le Visible et l'Invisible 1. Privilégiant la fin, de destination incertaine, on cherche acerner tout ala fois l'extraordinaire fécondité du texte et la difficulté qu'il recele pour qui s'interroge sur le rapport entre l'art et le regard. Par souci de fidélité on a multiplié les références prélevées dans la touffeur de l'ceuvre. Par exigence de réancrage esthétique, on a construit la ligne d'une analyse critique qui restera nécessairement sélective. Mais on rappellera que cette réflexion sur la perception en art n'aurait pu intervenir sans la rencontre avec une recherche fondatrice - par l'ouverture qu'elle fait de l'idée de vision - et néanmoins déroutante, par les bifurcations implicites qu 'elle contient. La perspective principale serait celle ci : dans le domaine de l'aisthésis, une phénoménologie critique pourrait-elle s'inspirer de Merleau-Ponty tout en levant «le 1. Mauriee Merleau-Ponty, Le Visible et l'Invisible, Gallimard, coll. « tel », 1964. On sait que eette oeuvre, interrompue par la mort de Merleau-Ponty, doit son statut aetuel al'édition qu'en a proposée Claude Lefort. Toutes les référenees seront notées VI avee mention de page. 13 12 Marie-Claire Ropars-Wuilleumier masque ontique» 2 dont elle se revét ?fe n'ai évidemment pas de réponse a une question dont je souhaitais seulement déméler quelques fils et tracer quelques rebonds ou pas de cóté qu 'elle autorise. L'analyse a été volontairement limitée au seul Visible et Invisible, qui constitue un point de passage trap obligé dans la réflexion sur l'art. Il ne s'agit done en aucun cas d'une étude sur l'ontologie merleau-pontyenne, qui supposerait de prendre en compte tout l'itinéraire philosophique de Merleau-Ponty. Il s'agit seulement - de faron beaucoup moins ambitieuse d'examiner aquelles conditions, et selon quels déplacements, la pensée du regard, dans Le Visible et l'Invisible, peut accom pagner une exploration sur ce qu 'il en est de la perception lorsqu'elle fait l'épreuve de l'art. C'est par coi'rlcidence que le titre retenu ici semble répondre acelui d'un volume récemment paru, Phénoménologie et esthétique 3. fe n'ai pas eru devoir le retirer dans la mesure OU cet ouvrage met en débat la possibilité pour « l'esthétique » - au double sens d'apparaítre sensible et d'idée de l'art - de devenir « le destin méme de la phénoménologie » : hypothese qui suppose « une ontologie du phénomene» a laquelle précisément on entend ici se soustraire. 2. Formule extraite d'une note de travail (VI,28J) et commentée par Derrida dans Mémoires d'aveugle, Rmn 1990, p. 57. J. Phénoménologie et esthétique, enere marine, 1998. Les citations proviennent de la préface d'Éliane Escoubas, pages 16 et 17. Esthétique ou phénoménologie ? Le double jeu du visible et de l'invisible Que la réflexion de Merleau-Ponty ait bouleversé notre conscience du regard, l'amplitude de sa postérité critique suffit a l'attester. La schize de l'ceil abymé par le tableau, la vision qui s'aveugle en se voyant voir, le zonage général des sens dans I'économie sensoriel1e de I'art 1 - autant de reprises variables, voire divergentes, d'une recherche qui fit de l'invisible le «punctum ccecum » de la visibilité, introduisant ainsi, dans I'acte de la vue, une distorsion venue de I'autoréflexivité : « une vue qui est une vue de soi, torsion de soi sur soi " (VI, 170), c'est la l'indication principiel1e selon laquelle la vision, en se touchant comme telle, s'ouvre a la« corporéité du regard " (VI, 178) et au feuilletage d'une sensibilité saisie dans l'enveloppement du monde. La vue se voit en voyant, elle donne a voir le monde mais en s'y incluant, nous n'avons pas cessé, aujourd'hui encore, d'explorer les conséquences, esthétiques ou philosophiques, d'une proposition dont la double portée fait aussi l'équivocité. Le geste fondateur, tel qu'il s'expose a travers Le Visible et l'Invisible, est en effet a deux entrées. D'une part l'expérience du regard et de son retournement se voit dotée d'un pouvoir d'interrogation critique préalable a l'investigation philoso phique (<< ce n'est pas seulement la philosophie, c'est d'abord le regard qui interroge les choses", VI, 140). Or la phénomé nologie ainsi posée ne saurait s'en tenir a une pensée de I'etre posé puisque, précisément, le regard est partie prenante du monde qu'il per,<oit et modifie en s'y inscrivant (VI, 170) : la chose est au bout du regard parce que le re~d s~J_ai~.09.!i$."aux yeu.x de la chgse. Premiere rupture, opérant dans I'orare de la tradít;:;~"ph¿noménologique : il n'y a pas de donné qui ne soit lui-meme en genese. Mais surtout - second aspect du geste d'ouverture -1'expérience esthétique vient soutenir et prolonger une approche perceptive qui entend critiquer aussi bien la transparence de la vision, maÍtrisée et distancée dans la philosophie réflexive, que l'absence de «vue" dans le retournement dialectique de la philosophie négative, qui ouvre le néant a l'etre sans y ménager le passé et l'arriere-corps du regard (VI, 135). C'est du cóté des idées esthétiques, perceptibles parce que «voilées de ténebres", que Merleau Ponty va chercher la loi ultimecrurn~'visiondont la profondeur tient a la doublure d'invisibilité qui la constitue : de Proust a 15 14 Marie-Claire Ropars-Wuil1eumier Claudel, le fragment erratique provisoirement titré « l'entrelacs -le chiasme » Eraye le chemin d'une « idéalité » qui ne serait pas « étrangere a la chair » (VI, 199) ; et c'est a Cézanne ou a Klee qu'il reviendra parallelement, dans L'CEil et l'Esprit, de montrer comment le travail de la vision incarnée retourne la perspective en profondeur et la profondeur en réversibilité de toutes les dimensions, qui est la « "pensée" muette de la peinture » 2. La cause serait donc entendue : la reprise phénoméno logique opérée par Merleau-Ponty constituerait le pivot d'une invention esthétique d'inspiration paradoxale, OU le « toucher » de la vue, la chair de I'écoute traceraient la voíe'-d'~~-¿-ouble mÓll~emení: contraire d'avancée vers le visible et d'incorpo ration dans la chose vue, et devenant soudain voyante. Si voir, c'est « etn~~~!.~~Earl~.s._~~~ses » (VI, 183), cette division du regard, allant vers et pourtant venant de, mixte d'éloignement et d'empathie, ferait la singularité d'une aisthésis réglée par l'aPI:~E~JtE~.~~bs.~rptiog ~e_.!~_~ision. Et la particularité de I'intervention esthétique tiendrait a la capacité d'une forme d'une ceuvre ou d'un moment de l'ceuvre - de précipiter l'événement OU se manifeste « l'étrange adhérence du voyant et du visible» (VI, 183), un enroulement sur soi de la vision individuelle qui ouvre en fait, par l'enlacement entre les corps voyants, a une pensée de la visibilité comme telle : «Je reconnais dans mon vert son vert [...], ce n'est pas moi qui vais, pas lui qui voit [oo.], une visibilité anonyme nous habite tous deux. » (VI, 187.) Vision-division, donc, mais renouée comme vision relation, intersubjectivité venue de l'intercorporéité, et a ce titre genese d'une vue universalisable. Si I'expérience de l'art donne acces a une pensée paradoxale du voir ou de l'entendre - il n'y a pas de nom pour cela dans la philosophie traditionnelle - cette pensée singuliere venue de la peinture débouche elle-meme sur une nouvelle approche de l'unité, OU la «fission » conduit la «propagation» des échanges (VI, 188), faisant émerger, par «I'etre intercorporel» de I'expérience, I'hypothese d'une « vision centrale » qui serait, précisément, la pensée. Car il n'y a pas de pensée sans vision «< il faut voir ou sentir pour penser », VI, 191), et pas non plus de vision qui ne provoque, par le double entrelacs du voyant et du visible, puis des voyants eux memes entre eux, I'appréhension d'un centre de vision et donc de pensée. L'enroulement vient fonder ce que déja il présuppose, Esthétique ou phénoménologie ? soit la possibilité d'extraire de la vision le principe dont elle releve et qui la rend conductrice du principe meme de la pensée. Apparaít alors I'ambivalence du recours esthétique dans la réflexion de Merleau-Ponty: en donnant a penser le paradoxe de la perception - «regard sans prunelle, glace sans tain des choses» (VI, 188) - ou la saisie sensorielle s'offre comme dessaisissement devenu sensible, I'épreuve de I'art prépare I'invention de nouveaux instruments, ni réflexifs ni intuitifs, pour une pensée de la pensée elle-meme, cette vision-pensée ou la vue se rassemble dans I'acte meme d'une division fondée sur l'échange. « Nous allons vers le centre» (VI, 191), et sans doute le centre tient-il a ce mouvement de l'aller vers, et du retour qu'il induit. Porteuse d'une autre postérité, la notion d'horizon, reprise de Husserl et remodelée par Merleau-Ponty:joue~n r61e déterminant dans la genese d'une esthétique régie par la réconciliation des contraires. Référée au philosophe, une phénoménologie de la vision poétique se présente aujourd'hui comme expérience d'une «solidarité entre le dedans et le dehors », d'une « connivence affective » de la perception et de I'espace ; si le point de vue du poete reste nécessairement partiel, s'il fait jouer I'aveuglement et la dépossession, il s'inclut toutefois dans un ensemble plus vaste, dont I'horizon constituant tient a la « dialectique du visible etae I'invisible » comme a I'inséparabilité dtí sujet etdel'objet 3• Gn retrouverait aisément, dans le parcours du texte merleau-pontyen, uploads/Philosophie/ art-regard-ecoute.pdf
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- Publié le Aoû 18, 2022
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