Multitudes Web http://multitudes.samizdat.net/Un, multiple, multiplicité(s) Un,

Multitudes Web http://multitudes.samizdat.net/Un, multiple, multiplicité(s) Un, multiple, multiplicité(s) mars 2000 Badiou, Alain 1 Nous avions cru être clair. Mais puisqu’on nous interroge à nouveau sur ce point, redisons en quoi consiste l’importance exceptionnelle, pour nous, de l’oeuvre de Deleuze. Il n’a rien concédé au thème hégémonique de la fin de la philosophie, ni dans sa version pathétique qui la noue au destin de l’Être, ni dans sa version benoîte, qui la noue à la logique du jugement. Ni herméneutique, ni analytique : c’est déjà beaucoup. Il a parconséquent entrepris, courageusement, de construire une métaphysique contemporaine, et lui a inventé une généalogie tout à fait originale, généalogie où philosophie et histoire de la philosophie sont indiscernables. Il a pratiqué, comme "cas" inauguraux de sa volonté, les productions de pensée les plus incontestables de notre temps, et de quelques autres. Il a fait montre, ce faisant, d’un discernement et d’une acuité sans équivalents parmi ses contemporains, singulièrement en ce qui concerne la prose, le cinéma, certains aspects de la science, et aussi l’expérimentation politique. Car il a été un progressiste, un rebelle retiré, un support ironique des mouvements les plus radicaux. C’est aussi à ce titre qu’il s’est opposé aux "nouveaux philosophes", est resté fidèle à sa vision du marxisme, n’a rien accordé à la molle restauration de la morale et du "débat démocratique". Ce sont là de rares vertus. Il a le premier parfaitement compris qu’une métaphysique contemporaine est nécessairement une théorie des multiplicités, et une saisie des singularités. Il a noué cette exigence à celle d’une critique des formes les plus retorses de la transcendance. Il a vu qu’on ne pouvait en finir avec ce qu’il y a de toujours religieux dans l’interprétation du sens qu’on posant l’univocité de l’Être. Il a clairement déterminé que faire vérité de l’être univoque exigeait qu’on en pense la venue événementielle. Ce considérable programme est aussi le nôtre. Nous pensons évidemment qu’il ne l’a pas mené à son terme, voire qu’il l’a infléchi dans une direction opposée à celle que nous pensons qu’il doit tenir. Sinon, nous nous serions rallié à ses concepts et à ses orientations de pensée. Le litige peut se dire de plusieurs façons. On pourrait y entrer par des questions inédites, par exemple : comment se fait-il que la politique, pour Deleuze, ne soit pas une pensée autonome, une coupe singulière dans le chaos, à la différence de l’art, de la science et de la philosophie ? Ce point seul atteste notre divergence, et tout viendrait avec lui. Mais le plus simple est de partir de ce qui nous sépare, au point de plus grande proximité : les réquisits d’une métaphysique du multiple. Aussi bien est-ce là que nos critiques poussent leurs cris les plus perçants. Ou plutôt les plus étouffés, puisque la thèse d’une quasi-mystique de l’Un leur reste, littéralement, en travers de la gorge. Il est vrai qu’ils semblent avoir lu les énoncés primordiaux (sur l’Un, l’ascèse, ou l’univocité) plutôt qu’ils n’ont examiné leur composition et le détail de leur mise à l’épreuve. Mais sont-ils réellement au travail sur le Retour éternel, la Relation, le Virtuel, le Pli ? Ce n’est pas évident. Il est vrai aussi qu’ils semblent croire, contrairement à leur Maître, qu’on peut discuter tout cela en ignorant avec superbe la pensée de celui qu’ils attaquent. Les voici dès lors acculés à des procès en inexactitude, au demeurant eux-mêmes superficiels ou inexacts, qui rappellent ce que les Académiques écrivent sur les oeuvres de Deleuze concernant Spinoza ou Nietzsche. Si nos critiques entendent démontrer, comme ils le devraient dans la doctrine qu’ils héritent du discours indirect libre, que ce que nous disons sur Deleuze est homogène à l’Être et l’événement, encore faudrait-il, comme Deleuze au moins le tenta, en synthétiser la singularité. Il y aurait alors un peu plus, et un peu mieux, qu’une défense et illustration de l’orthodoxie textuelle. On s’approcherait des enjeux inhérents à la tension philosophique de cette fin de siècle. En tout cas, il ne sert à rien d’arguer, contre quiconque, de ce que, par exemple, l’opposition de l’Un et du Multiple soit "figée", et de lui opposer, comme s’il s’agissait de la toute dernière invention de la Vie, un tiers concept, par exemple les multiplicités, supposé supporter l’inconcevable "richesse" du mouvement de la pensée, de l’expérimentation de l’immanence, de la qualité du virtuel, ou de la vitesse infinie de l’intuition. Ce terrorisme vitaliste, dont Nietzsche a donné la version sanctifiable, et Bergson, comme le note très justement Guy Lardreau, Un, multiple, multiplicité(s) http://multitudes.samizdat.net/spip.php?page=imprimer&id_article=217 1 van 8 15/11/2011 10:32 la variante bourgeoise polie, nous le jugeons puéril. D’abord de ce qu’il tient pour consensuelle la norme qu’il devrait examiner et fonder : que le mouvement est supérieur à l’immobilité, la vie au concept, le temps à l’espace, la création à l’incréé, le désir au manque, l’ouvert au clos, l’affirmation à la négation, la différence à l’identité, etc. Il y a dans ces "certitudes" latentes, qui organisent la stylistique métaphorique péremptoire des exégèses vitalistes et anti-catégorielles, une sorte de démagogie spéculative, dont tout le ressort est de s’adresser, en chacun, à son inquiétude animale, à ses désirs confus, et à tout ce qui le fait courir aveuglément sur la surface désolée du monde. Ensuite et surtout, parce qu’aucune philosophie "intéressante" (pour adopter la langue normative de Deleuze), si abruptement conceptuelle et anti-empiriste qu’elle soit, n’a jamais consenti à s’installer telle quelle dans les oppositions catégorielles héritées, et qu’en la matière les philosophies vitalistes n’ont aucune espèce de singularité à faire valoir. Platon instruit un procès simultané du devenir-multiple (dans leThéétète ) et de l’Un-immobile (dans le Parménide ) dont la radicalité n’a pas été surpassée. Le motif selon lequel la pensée doit toujours s’établir dans un au-delà des oppositions catégorielles, et y tracer une diagonale sans précédent, est constitutif de la philosophie elle-même. Toute la question est de savoir ce que valent les opérateurs du tracé diagonal, et à quelle ressource inconnue ils convoquent la pensée. De ce point-de-vue, dire, comme je le fais en détail, d’un dispositif philosophique, que la diagonale conceptuelle qu’il invente, au-delà de l’opposition catégorielle de l’Un et du Multiple, est au service d’une intuition renouvelée de la puissance de l’Un - comme c’est manifestement le cas pour les stoïciens, pour Spinoza, pour Nietzsche, pour Bergson et pour Deleuze - n’est en rien une "critique", qu’il faudrait s’empresser coléreusement de "réfuter" afin de maintenir je ne sais quelle orthodoxie de l’invention diagonale elle-même. Toutes ces philosophies, à travers des opérations d’une grande complexité, auxquelles il importe cas par cas de rendre justice, soutiennent que l’intuition effective de l’Un (qui peut s’appeler le Tout, la Substance, la Vie, le corps sans organe, ou le Chaos) est celle de sa puissance créatrice immanente, ou celle du retour éternel de la puissance différenciante comme telle. L’enjeu de la philosophie est dès lors, conformément à la maxime de Spinoza, de penser adéquatement le plus de choses particulières possible (versant "empirisme" chez Deleuze, ou des synthèses disjonctives, ou du "petit circuit"), afin de penser adéquatement la Substance, ou l’Un (versant "transcendantal", ou de la Relation, ou du "grand circuit" chez Deleuze). C’est dans l’exacte mesure où il y a cet enjeu que ces dispositifs de pensée sont des philosophies. Elles ne seraient, sinon, que des phénoménologies plus ou moins vivaces, et aussi vainement qu’indéfiniment recommencées. A quoi, me semble-t-il, la majorité de leurs disciples veulent les réduire. Pour autant qu’il s’agit de philosophie (nous croyons être parmi les premiers, sinon le premier, à avoir traité de Deleuze comme philosophe), en parler ne veut dire la répéter que si l’on est dans la contrainte subjective de l’allégeance ou de l’académisme. En parler vraiment revient à évaluer, dans une disposition elle-même inventive, ou livrée à sa propre puissance, les opérateurs diagonaux qu’un dispositif métaphysique nous propose. La question n’est donc d’aucune façon de savoir si "multiplicités" se tient au-delà de l’opposition catégorielle de l’Un (comme transcendance) et du Multiple (comme donation empirique). Il ne s’agit là que d’une évidence triviale, quant à ce qui est le projet métaphysique de Deleuze. Ce qu’il s’agit d’évaluer, au regard de la promesse qui s’attache au concept de multiplicité, et qui s’oriente vers une intuition vitale de l’Un, vers une fidélité pensante à la "puissante vie inorganique", ou à l’impersonnel, est la densité intrinsèque de ce concept, et son aptitude à soutenir, pour une pensée dont le mouvement propre vient d’ailleurs, l’annonce philosophique qu’il prend en charge. Or, la construction de ce concept est à nos yeux marquée (c’est sa filiation bergsonienne patente) par une déconstruction préalable : celle du concept d’ensemble. La didactique deleuzienne des multiplicités est de bout en bout (et sur ce point crucial, je ne vois aucune espèce de césure entre Différence et répétition et les textes philosophiques les plus détaillés, qui se trouvent dans les deux volumes sur le cinéma) une polémique contre les ensembles, exactement comme le contenu qualitatif de l’intuition de la durée chez Bergson n’est identifiable qu’à partir du discrédit qui doit uploads/Philosophie/ badiou-un-multiple-multiplicites.pdf

  • 13
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager