Éthique utilitariste et éthique environnementale — une mésalliance? 1. Introduc

Éthique utilitariste et éthique environnementale — une mésalliance? 1. Introduction On ne peut reprocher aux fondateurs de l’utilitarisme ce que, de nos jours, l’on reproche de diverses manières à la tradition occidentale de l’éthique philosophique, à savoir qu’elle s’est intéressée trop tard aux questions liées à la protection de l’environnement, aux animaux et à la nature. Dans ce domaine, les utilitaristes «classiques» ont plutôt joué un rôle de pionniers. Jeremy Bentham compte parmi les premiers à s’être opposé à l’éthique purement anthropocentrique de l’Occident et avoir mis en valeur le droit au respect, sur le plan moral, des animaux sen- sibles à la douleur; John Stuart Mill n’a pas demandé moins — au ser- vice de la protection de la nature à long terme — qu’une «croissance nulle» de l’économie et de la population; et Henry Sidgwick a été le premier d’une longue série de philosophes économistes utilitaristes à cri- tiquer la tendance — manifestée par le «taux d’actualisation» dans les planifications politico-économiques — à avantager unilatéralement les bénéficiaires momentanés par rapport aux bénéficiaires à venir. Néanmoins, pour la plupart des écologistes et des philosophes de l’environnement, l’éthique environnementale et l’utilitarisme sont incompatibles.1 Pour beaucoup, l’éthique environnementale se définit comme une «nouvelle éthique» qui se caractérise par le passage de la pensée anthropocentrique traditionnelle à une pensée écocentrée qui attribue aux êtres vivants autres qu’humains, aux biotopes, aux écosys- tèmes, aux espèces animales ou végétales et à la biosphère entière un caractère de fin en soi, une «valeur propre» ou bien le statut d’un déten- teur de droits. Mais même sans aller jusqu’à établir une incompatibilité conceptuelle entre l’éthique environnementale et l’utilitarisme, presque tous les auteurs éminents de cette nouvelle branche de l’éthique appli- quée défendent des positions axiologiques (relatives à la théorie des valeurs) et normatives (relatives à la théorie du devoir) inconciliables 1 Une des rares exceptions est Jean-Claude Wolf 1990. avec l’utilitarisme, ce qui peut expliquer, peut-être, qu’ils rencontrent, dans l’ensemble, une acceptation émotionnelle plus grande — même si ce n’est pas toujours la plus intellectuelle (cf. Hargrove 1992, XI). De ce point de vue, l’introduction des animaux sensibles à la douleur dans la théorie utilitariste apparaît seulement comme une correction marginale, et finalement négligeable, de l’anthropocentrisme d’origine. Et en effet, le point fort de l’utilitarisme, le fait qu’il ne prend pas seulement en considération les hommes affectés par nos actions, mais aussi les ani- maux sensibles à la douleur, semble disparaître dès qu’il ne s’agit plus de la souffrance d’animaux individuels mais de la préservation d’espèces animales ou végétales entières, d’écosystèmes et de paysages, problèmes pour lesquels l’utilitariste n’a pas d’autres solutions que celles aux- quelles se limitent les systèmes éthiques traditionnels. L’incompatibilité entre l’utilitarisme et l’éthique environnementale semble être tout d’abord une incompatibilité de méthode. L’utilitarisme tend à rationaliser le jugement éthique en assujettissant l’analyse des principes et des cas particuliers à un calcul de résultats aussi objectif et contrôlable que possible au lieu de la subordonner à des intuitions morales individuelles. Contrairement à cela, l’éthique environnementale s’est développée ces dernières années toujours plus explicitement en direction d’un «sentimentalisme éthique». Au delà de leur signification heuristique (estimée par l’utilitarisme), un rôle méthodique est donné aux intuitions, aux sentiments et aux réactions spontanées qui rempla- cent de plus en plus les évaluations objectives de résultats. Cette ten- dance a trouvé son empreinte la plus forte dans ce que Naess, Devall et autres appellent «écologie profonde», laquelle s’est donné pour but de renoncer en partie à la discursivité et de revaloriser la fonction expres- sive et mimétique de la philosophie environnementale. Comme la philo- sophie de la nature du romantisme allemand, l’«écologie profonde» veut être l’accomplissement de ce «unfolding of life» (Naess 1989, 91) dont elle poursuit le recouvrement pour la nature, et cherchant de cette manière à accorder la forme de la philosophie avec son contenu. Ainsi s’explique la disposition largement narrative, biographique et suggestive de la majorité des articles de l’écologie profonde. On ne veut pas convaincre le lecteur; on veut — comme l’écrit Holmes Rolston (1986, 31) — «l’inviter» à partager les appréciations de l’auteur. Ce n’est pas la seule incompatibilité méthodologique entre l’utilita- risme et l’éthique environnementale. Une autre consiste en ce qu’il est caractéristique de l’utilitarisme d’utiliser des façons de pensée économi- 428 Dieter Birnbacher ques en éthique, tandis que l’éthique environnementale s’en détache. Pour l’utilitarisme, toutes les valeurs sont commensurables (même si ce n’est pas nécessairement sur une base de valeur marchande) et, en principe, les satisfactions de divers besoins, comme le bien-être de diverses per- sonnes, peuvent être converties en produits d’intérêt général. L’éthique environnementale, en revanche, se caractérise par une pensée en valeurs absolues et incommensurables. Par conséquent, elle est réticente à la «conversion» de valeurs naturelles en valeurs de civilisation et à la conversion de valeurs naturelles en autres valeurs naturelles comme il est d’usage dans les planifications environnementales. Comme dit l’éco- logiste américain Ehrenfeld: «Allons-nous un jour en arriver à devoir choisir entre le Grand Taillis du Texas et le Palo Verde Canyon sur une base de valeurs ponctuelles? La nécessité de la protection d’une biocé- nose ou d’une forme de vie doit être jugée indépendamment de la néces- sité de sauvegarder autre chose.» (Ehrenfeld, 1978, 203 f.). Un autre point de divergence fondamentale est la valorisation du «naturel» que l’on rencontre en éthique environnementale. Les proces- sus anthropogènes de dégénération de la nature sont évalués en majorité négativement, tandis que ceux qui sont naturels sont perçus principale- ment de façon positive, même quand ils ont les mêmes conséquences. A l’opposé de cela, l’utilitarisme ne fait pas de distinction morale entre une intervention humaine et une évolution naturelle. Si l’on s’engage à ne pas exterminer activement des espèces biologiques, on se trouve alors dans l’obligation d’éviter aussi activement la disparition naturelle des espèces (sous réserve d’un investissement excessif). Le fait qu’une chose arrive de façon «naturelle» ne confère à cette chose aucune dignité supérieure. L’utilitarisme se caractérise depuis ses débuts par un non-respect de l’être en soi. Il respecte aussi peu le naturel de la nature que la marche de l’histoire ou la forme qu’ont prise les institutions sociales en raison des contingences de l’histoire. Mais la différence la plus fondamentale, sans doute, est la diffé- rence, sur le plan axiologique, entre la tendance subjectiviste de l’utilita- risme et la reconnaissance d’une «valeur propre» à la nature dans la plu- part des approches actuelles de l’éthique environnementale. Pour l’utilitarisme, les valeurs sont justifiées par leur fonction: une chose a une valeur dans la mesure où elle contribue au bien-être d’un être doté de sensibilité (humain ou animal). En revanche, d’après l’axiologie pré- férée dans l’éthique environnementale, la nature, dans son ensemble ou certains de ses sous-systèmes, a une valeur indépendamment du fait Éthique utilitariste et éthique environnementale 429 qu’elle est positivement représentée dans une conscience humaine ou animale.2 C’est exactement sur ce point que la plupart des philosophes de l’environnement voient la differentia specifica de leurs recherches. Et pour la plupart, cette innovation théorique est la condition décisive d’une protection efficace de la nature: «Il n’y a pas de réelle protection de la nature à l’intérieur du système humaniste - l’idée est en elle-même contradictoire.» (Ehrenfeld 1978, 202). 2. La plausibilité d’une base utilitariste On pourrait se satisfaire de l’opposition utilitarisme - éthique envi- ronnementale et constater que ces deux théories sont visiblement incom- patibles. Cette conclusion serait cependant prématurée, pour deux rai- sons. Premièrement, il n’est pas certain que l’axiologie écocentrée du courant principal de l’éthique environnementale soit si éloignée de l’axiologie subjectiviste de l’utilitarisme qu’il n’y paraît. (C’est ce qu’affirme ce qu’on appelle «hypothèse de la convergence»). Deuxiè- mement, la divergence entre l’utilitarisme et l’éthique environnementale poserait plus de problèmes à l’éthique environnementale qu’à l’utilita- risme. Car si l’on entend «utilitarisme» dans un sens large, comme com- prenant une grande variété de positions éthiques qui ont en commun l’idée que le bien-être des êtres dotés de sensibilité est la seule valeur intrinsèque et que la fonction des normes morales est de réaliser ce bien- être au maximum, il existe des raisons pour lesquelles un fondement uti- litariste de l’éthique doit être considéré comme un fondement particuliè- rement solide. Ces raisons renvoient au fait que l’utilitarisme, en ce sens, 430 Dieter Birnbacher 2 Un tel objectivisme axiologique ne doit pas être confondu avec l’objectivisme méta-éthique. La question à laquelle l’objectivisme axiologique répond est la suivante: qu’est-ce qui a une valeur intrinsèque (indépendante des facteurs externes)? La question, à laquelle l’objectivisme méta-éthique répond, est la suivante: Quelle est la validité de cette déclaration sur les valeurs? Est-elle de son côté l’expression d’un «rapport de valeur» existant indépendamment du sujet ou d’une préférence subjective? Un objecti- visme axiologique n’exclut pas un subjectivisme méta-ethique. Qu’une éthique environ- nementale écocentrée reconnaisse des valeurs intrinsèques hors de la sphère humaine n’engage pas celle-ci à déclarer ces valeurs comme préliminaires à tout jugement humain. Qu’une éthique environnementale anthropocentrique ne reconnaisse de valeurs intrin- sèques qu’à l’intérieur de la sphère humaine ne l’engage uploads/Philosophie/ethique-utilitariste-et-ethique-environnementale-une-mesalliance.pdf

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