Par Laurent Bove Université d'Amiens Article publié dans L’Enseignement philoso

Par Laurent Bove Université d'Amiens Article publié dans L’Enseignement philosophique n° 4 de mars-avril 1991. Tous droits réservés. Proposé par Laurent Martinet La théorie du langage est, chez Spinoza, la propédeutique à toute réflexion véritable. Les enjeux de cette théorie sont, dans l’œuvre du philosophe hollandais, d’ordre épistémologique et politique. C’est, en effet, en termes stratégiques que le problème du langage est posé, car celui-ci enveloppe deux dangers majeurs qui se combinent nécessairement : l’illusion et l’oppression. L’illusion dans la confusion toujours possible des idées et des mots par lesquels nous désignons les choses, l’oppression lorsqu’entre les mains du théologien, le langage devient l’instrument adéquat de la tyrannie. D’où la nécessité d’une critique du langage comme préalable à toute entreprise philosophique véritable qui se donne pour but la liberté tant individuelle que politique. Sommaire 1) La connaissance par signes 2) Le vrai et le sens 3) De l'usage stratégique du langage en philosophie 1)La connaissance par signes La genèse de l’ordre représentatif du Monde, des lois de l’Habitude à la synthèse recognitive, trouve chez Spinoza, son achèvement en une réflexion dans l’ordre des signes (1). Déjà, c’est en tant que signes que se représentent les « Êtres de Raison » ainsi que les « Transcendantaux » et les « Universaux »,et c’est à une explication de la genèse des motsen tant que tels (Être, Chose, Quelque chose, Homme, Cheval, etc...) que procède le scolie d’Éthique II, 40. La nature ainsi que l’origine du langage doivent donc se comprendre selon le même processus de confusion-simplification pratique qu’opère un corps complexe mais toujours limité, face à la multiplicité du réel. D’une part, contrairement à ce qu’affirmait Descartes(2), le langage s’explique par le Corps et non par l’entendement ; mais d’autre part c’est à l’intérieur de la sphère de la recognition, c’est-à-dire d’une connaissance non adéquate (3), que le langage s’inscrit en notre mémoire. Par essence, le mot est désignatif et sa valeur est exclusivement une valeur d’usage (Cogitata Metaphysica I 6, G. I p. 246, A. I p. 351, P. p. 260). Connaissance par signes (perception acquise par « le moyen d’un signe conventionnel arbitraire »Tractatus Intellectus Emendatione 19, G. II p. 10, A. I p. 186, P. p. 107 & Éth. II. 40 sc. 2), il permet paradoxalement d’identifier une chose particulière sous le nom commun et ainsi de surdéterminer le procès de chosification et l’apparence d’extériorité (non consciente en tant que telle) par laquelle : 1) cette chose n’est ce qu’elle est que parce que nous la contemplons, 2) elle n’a également de commun avec les autres choses, à présent de même nom, que l’effet relativement semblable qu’elle produit sur notre Corps. Le langage désigne ainsi des individus (4) d’une même « espèce » et/ou d’un même « genre ». Il est classificatoire (C.M. I, 1). Le nom commun est aussi un nom usuel en ce qu’il trouve nécessairement son origine dans un rapport désirant avec des corps extérieurs utiles, nuisibles ou indifférents (donc dans la sphère anthropocentrique de l’usage). Le mot vise ainsi à prolonger le processus de la recognition nécessaire à la simple survie, selon un signe facile à retenir (CM.I, 1) et qui se représente chaque fois que la chose ou son image se présente à nous : « Nous connaissons clairement par là pourquoi l’Âme, de la pensée d’une chose, passe aussitôt à la pensée d’une autre qui n’a aucune ressemblance avec la première, comme par exemple un Romain, de la pensée du mot pomum, passera aussitôt à la pensée d’un fruit qui n’a aucune ressemblance avec ce son articulé, n’y ayant rien de commun entre ces choses, sinon que le Corps de ce Romain a été souvent affecté par les deux, c’est-à-dire que le même homme a souvent entendu le mot pomum, tandis qu’il voyait le fruit, et ainsi chacun passera d’une pensée à une autre suivant que l’habitude a en chacun ordonné dans le corps les images des choses » (Éth. II, 18 sc.). Moyen d’usage, le langage est à la fois produit du Corps et de l’ignorance. S’il a en effet une valeur pratique il n’a, en lui-même, aucune valeur de vérité «C’est le vulgaire (qui) a d’abord trouvé les mots... » (C.M. I 6, G. I p. 246, A. I p. 352, P. p. 260) (5). L’homme appréhende en premier lieu les choses, non en vérité, mais dans le rapport qu’elles ont avec ses besoins. A la suite de notre propre Corps, les mots ne retiennent de la chose que son aspect pour nous le plus sensible, l’ « accident » (C.M. I, 1 fin) par lequel elle nous affecte : ou encore une ressemblance avec « d’autres choses plus familières par où il arrive que les hommes imaginent les unes de la même façon que les autres auxquelles ils ont d’abord appliqué ces noms » (T.I.E. 21, note 2, G. II p. 11, note h, A. I p.187, P. p.108), Ce qui explique le paradoxe d’un langage très fécond en apparence (dans la multitude des langues et des mots) et pourtant fort pauvre en réalité (comme Spinoza s’en plaint à Oldenburg (6) car réduit à ne décrire et à ne se souvenir que d’un monde ramené aux étroites limites de nos habitudes. Ainsi, appartient-il « à celui qui cherche la signification première d’un mot de se demander ce qu’il a d’abord signifié pour le vulgaire »(C.M.I, 6), et cette signification est à rechercher dans la sphère de l’usage. Par exemple les mots « Vrai » et « Faux » ont été inventés, en dehors du champ philosophique, pour désigner utilement la différence entre un récit relatant des événements réels, et un autre, des faits inventés qui ne sont arrivés nulle part. Les philosophes n’ont qu’ensuite utilisé ces termes pour «désigner l’accord ou le non-accord d’une idée avec son objet » faisant ainsi du mot le représentant d’une idée. Le mot « vrai » désignant l’accord de l’idée avec son objet on nommera idée « vraie», celle qui montre une chose comme elle est en elle-même ». Alors que l’« idée » vraie montre la chose telle qu’elle est, le mot « vrai » montre la nature de l’ « idée ». Sa signification est dans cette représentation. Telle est la conception classique du langage que l’exemple de Spinozarectifie en amont et en aval. En amont tout d’abord, en affirmant que la signification des mots trouve son origine dans le corps de la foule (du vulgus) et qu’ainsi dans une langue, c’est avant tout, un peuple qui parle. Spinoza ne saurait ignorer en effet que l’invention des mots est une entreprise collective et que la manière d’être affecté des individus est déjà sur eux l’effet d’une « vie commune ». C’est ce que montrent, en pratique, les analyses linguistiques du début du Tractatus theologico-Politicus, et ce que conseille d’un point de vue méthodologique son chapitre VII (7). C’est mettre ainsi la signification des mots, non plus directement en liaison avec l’idée, mais avec une expérience à la fois particulière et partagée, une pratique collective, un « usage commun », un « contexte », par lequel le sens d’une énonciation peut-être perçu (T.T.P. VII, G. III pp. 99-100, A. II pp. 140-141, P. pp. 714-715), C’est aussi nous conduire à comprendre une signification en fonction d’une intention qui ne saurait être réduite au seul but du sujet de l’énonciation mais àl’agencement collectif à partir duquel cette énonciation a été possible : « J’entends, dit Spinoza, la vie, les mœurs de l’auteur de chaque livre ; le but qu’il se propose, quel il a été, à quelle occasion, en quel temps, pour qui, en quelle langue enfin il a écrit » (T.T.P. VII, G. III p. 101, A. II p.14, P. p. 716). Au-delà du nom d’un auteur abstrait, il y a la réalité d’une « époque » d’une langue originale, d’une conjoncture historique particulière, et dans celle-ci d’un corps, d’une pratique singulière de la vie, d’une existence relationnelle avec ses désirs et ses projets. C’est dire que la signification doit être entendue comme uneffet de sens dont il faut produire les causes et le concept, dans l’unité d’une définition scientifique (8). En aval, l’exemple des Pensées Métaphysiques se poursuit par l’explication de la genèse de nouvelles significations par déplacement métaphorique du sens originel. Poursuivant l’étude du devenir des deux notions, dont la seconde étape était celle de la théorisation par « les Philosophes » des mots « Vrai » et « Faux », qui conduit à ne concevoir les idées que comme des récits ou des histoires de la nature que l’esprit ne fait que se représenter (9), Spinoza poursuit, « Et de là on en est venu à désigner de même par métaphore des choses inertes ; ainsi quand nous disons de l’or vrai ou de l’or faux, comme si l’or qui nous est présenté racontait quelque chose sur lui-même, ce qui est ou n’est pas en lui ». Les mots « Vrai » et « Faux » ainsi « improprement » uploads/Philosophie/ bove-laurent-la-theorie-du-langage-chez-spinoza.pdf

  • 25
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager