Françoise Paul-Lévy A la Fondation de la sociologie: l'idéologie primitiviste I

Françoise Paul-Lévy A la Fondation de la sociologie: l'idéologie primitiviste In: L'Homme, 1986, tome 26 n°97-98. pp. 269-286. Citer ce document / Cite this document : Paul-Lévy Françoise. A la Fondation de la sociologie: l'idéologie primitiviste. In: L'Homme, 1986, tome 26 n°97-98. pp. 269-286. doi : 10.3406/hom.1986.368688 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1986_num_26_97_368688 Françoise Paul-Lévy A la Fondation de la sociologie : l'idéologie primitiviste Françoise Paul-Lévy, A la Fondation de la sociologie : l'idéologie primitiv iste. — De façon remarquable, l'idéologie primitiviste que l'on pourrait croire l'affaire des seuls ethnologues se montre essentielle à la fondation de la sociologie. Tous ceux qui, ethnologues ou sociologues, définissent la socio logie comme science de la société moderne et d'elle seule admettent de fait la validité de l'idéologie primitiviste. C'est en raison de la remise en cause du primitivisme et avec lui du vecteur temporel comme « lieu » de la prise d'écart entre les sociétés que sociologues et ethnologues se rapprochent sous les auspices de l'anthropologie. Ce rapprochement, ses causes, ses effets permettent de penser que le réfèrent spatial devient ou redevient dominant, témoignant d'une évolution fondamentale du mode d'être des sociétés occidentales. Le label anthropologique est à la mode dans l'ensemble des sciences humaines : historiens, économistes, philosophes, psychanalystes, socio logues s'en réclament au moins autant que les ethnologues. Chacun l'adopte dès qu'il veut exprimer la nécessité d'échapper aux limites jugées trop étroites de sa discipline ou dès qu'il s'agit d'élaborer un propos tota lisant. La faveur contemporaine pour les interfaces disciplinaires, les bords à bords, la recherche de nouvelles frontières, le besoin d'importer et d'exporter les savoirs et les concepts d'une discipline à l'autre, d'une société à l'autre, se traduisent au moins provisoirement par un même recours à ce label comme si son usage témoignait d'une identité scienti fique moderniste. Sorte de badge permettant de se reconnaître entre membres, de résumer du syncrétisme théorique. Avec, selon les cas, plus ou moins de bonheur, plus ou moins de rigueur. Dans le même temps, comme en parallèle, on entend dire dans les milieux journalistiques, « les 'sciences humaines' »ou« les 'sciences sociales', c'est fini». Fini, au sens journalistique, cela veut dire démodé, « débranché », comme les années 60 et pour les mêmes raisons. Fini, comme un spectacle qui ne fait plus recette. L'Homme çy-ç8,janv.-juin iç86, XXVI (1-2), pp. 26Q-286. 270 FRANÇOISE PAUL-LEVY ; II y a bien des raisons à ce désaveu : certaines tiennent à «l'insoute nable légèreté » de ceux qui font ou tentent de faire l'opinion intellectuelle et qui, comme poussés par une nature vibrionnaire, ont besoin d'une nouveauté par jour, d'une naissance ou d'une chute quotidiennes et fracassantes ; d'autres plus profondes tiennent à l'exigence dont les sciences humaines sont porteuses, parce qu'elles ne peuvent pas ne pas poser le problème des limites et des relations entre science, morale, poli tique, et que ce débat, d'autant plus difficile qu'il est honnête, décourage la plupart, y compris à l'intérieur des sciences humaines. A la prédiction de notre fin, il y a aussi des raisons qui tiennent à la conjoncture, une conjonc ture de reformulation théorique qu'il est plus aisé de traduire par une annonce apocalyptique que par un effort d'analyse. Dans l'ordre du désaveu, la sociologie est en première place et il est remarquable qu'un homme aussi fin que R. Thom semble chercher à lui régler son compte : « Certaines disciplines, surtout dans le cadre de ces sciences dites sciences de l'homme — je pense principalement à la socio logie — en sont encore à se demander quels sont les faits qui relèvent de leur domaine d'étude et n'ont pas encore réussi à en donner une descrip tion morphologique » (Thom 1983 : 5). Sans entrer dans une discussion détaillée, retenons que R. Thom mobilise ici deux types d'arguments : le questionnement quant aux objets, l'absence de description morpholog ique. Pour évaluer le second reproche, citons encore Thom qui donne en effet dans le même passage la définition de ce qu'il entend par description morphologique d'une science : « Les phénomènes qui sont l'objet d'une discipline scientifique donnée apparaissent comme des accidents de formes définies dans un espace donné que l'on pourrait appeler l'espace substrat de la morphologie étudiée. Dans les cas les plus généraux (physique, biologie, etc.) l'espace substrat est tout simplement l'espace-temps habi tuel » (ibid. ; mes italiques) . S'il est possible que l'espace substrat soit « tout simplement » l'espace- temps habituel, on voit mal ce qui manque à la sociologie ou aux sciences de l'homme dont « l'espace-temps habituel » est bien évidemment l'espace substrat. Pourquoi alors ne pas lui reconnaître aussi spontanément qu'à la physique ou à la biologie au moins la disposition des conditions d'un « fonctionnement » scientifique ? Ce n'est certes pas à moi de répondre. Je suggère cependant que l'une des difficultés du dialogue entre sciences humaines et sciences naguère dites exactes tient à ce que les premières font entrer dans le champ de leur questionnement les « espaces substrats », ou encore assurent la relativité de ces espaces substrats à un temps donné et à une société donnée là où peut-être les secondes veulent plus d'absolu. C'est ainsi que du point de vue qui est le nôtre, le groupe « espace-temps » par exemple ne peut aller de soi : que l'on énonce en effet la relation entre L'Idéologie primitiviste 271 l'espace et le temps sous la forme « l'espace-temps » ou sous la forme « i' espace, le temps », dépend de « l'accident » société, de sa forme, de la définition de sa forme de même qu'en dépend la prédominance accordée dans la relation soit à l'espace, soit au temps. Lorsque dans une conférence de 1908 H. Minkowski déclare « désor mais l'espace par lui-même et le temps par lui-même ne sont plus que des ombres condamnées à disparaître et seule une sorte d'union entre eux gardera une réalité indépendante » (cité in Lurçat 1983 : 18), il s'inté resse sans doute aux conséquences géométriques de la relativité mais en même temps il porte un jugement d'actualité (le changement), un juge ment sur l'avenir — seule « une sorte d'union » entre l'espace et le temps aura « une réalité indépendante » — , et implicitement aussi un jugement sur le passé : dire en effet que « l'espace par lui-même, le temps par lui- même » n'ont plus d'efficience conceptuelle et notionnelle, c'est dire qu'ils en ont eu une. Cette séquence nous permet alors de concevoir que la faci lité avec laquelle on utilise aujourd'hui le couple espace-temps ne va pas de soi mais qu'elle est tributaire d'un changement qui s'est offert à la fois aux usages physiques et métaphysiques, en entendant métaphysique en son sens le plus large. Il est probable que ce passage d'un état d'indépen dance de l'espace et du temps à un état d'union se montrerait à l'analyse plutôt comme le passage d'un type de relation entre l'espace et le temps à un autre, que comme celui de l'absence d'union à sa présence1, mais le changement qui s'y trouve indiqué suffit dans le champ qui nous occupe à guider la réflexion. Nous avons en effet à prendre la mesure, dans les sciences humaines et pour nos sociétés, à la fois du genre d'existence et de signification que peut avoir 1' « union » de l'espace et du temps en tant que « réalité indé pendante »2, du genre d'existence et de signification qu'ont pu avoir « l'espacé par lui-même et le temps par lui-même » et de la nécessité où, par le biais de ces questions, nous nous trouvons de penser les relations entre sciences humaines et sciences que provisoirement nous dirons « non humaines ». Dans cet ensemble très vaste, on voudrait ici attirer l'atten tion sur un point très particulier. Il apparaît en effet que le « temps » en tant que « temps par lui-même » a joué un rôle déterminant dans les conditions de fondation de la sociologie en « fournissant » le moyen essen- 1. « Pour le physicien, cela fait déjà un bon moment que l'espace et le temps sont mélangés [...] ce qu'apporte Einstein [...] c'est plutôt l'idée plus fine, plus subt ile, que la façon dont l'espace et le temps ont à voir l'un avec l'autre n'est pas ce qu'on croyait » (Lévy-Leblond 1983). 2. Si l'on suit Granet, il semble que l'idée d'une « union de l'espace et du temps » soit indispensable à la compréhension du calendrier et de l'organisation spatiale de la Chine, que donc cette idée, liée dans notre société à la théorie de la relati vité, a trouvé ailleurs d'autres moyens d'expression et de cheminement. 272 FRANÇOISE PAUL-LEVY tiel et privilégié de la prise d'écart entre les sociétés. C'est ce rôle que l'on souhaite faire apparaître en revenant au moment de la fondation de la discipline, et en montrant que ce moment engage des répartitions disci plinaires et des clivages entre sociétés qui sont peut-être ceux que nous voyons voler en uploads/Philosophie/ francoise-paul-levy-a-la-fondation-de-la-sociologie-l-x27-ideologie-primitiviste.pdf

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