Bulletin d’analyse phénoménologique XII 4, 2016 (Actes 9), p. 51-71 ISSN 1782-2

Bulletin d’analyse phénoménologique XII 4, 2016 (Actes 9), p. 51-71 ISSN 1782-2041 http://popups.ulg.ac.be/1782-2041/ La fin de la crise ? Pour un dépassement phénoménologique du modèle critique Par ANNABELLE DUFOURCQ Université Charles de Prague Introduction Lorsqu’en 1935-1936 Husserl diagnostique une crise de la culture euro- péenne et, au-delà, de l’humanité, une sorte d’angoisse semble envahir la phénoménologie (« La phénoménologie comme science, comme science sérieuse, rigoureuse, et même apodictiquement rigoureuse : ce rêve est fini »1), couplée cependant avec des intonations prophétiques d’une positivité écrasante : « Combattons en tant que “bons Européens” contre ce danger des dangers [le naturalisme][…] et nous verrons alors sortir […] des cendres de la grande lassitude, le phénix ressuscité d’une nouvelle vie intérieure et d’un nouveau souffle spirituel, gage d’un grand et long avenir pour l’humanité : car l’esprit seul est immortel »2. Comme si Husserl ne parvenait à introduire 1 « Philosophie als Wissenschaft, als ernstliche, strenge, ja apodiktisch strenge Wissenschaft — der Traum ist ausgetraümt » (Edmund Husserl, Husserliana VI. Die Krisis der europäischen Wissenschaften und die transzendentale Phänomenologie. Eine Einleitung in die phänomenologische Philosophie, W. Biemel (Hrsg.), Den Haag, Martinus Nijhoff, 1954, p. 508 ; trad. fr. G. Granel, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Paris, Éditions Gallimard, 1976, p. 562). 2 « Kämpfen wir gegen diese Gefahr der Gefahren als “gute Europäer” in jener Tapferkeit […], dann wird aus […] der Asche der großen Müdigkeit der Phoenix einer neuen Lebensinnerlichkeitdem und Vergeistigung auferstehen, als Unterpfand einer großen und fernen Menschenzukunft: Denn der Geist allein ist unsterblich » 51 le séisme de la crise au cœur de sa philosophie qu’en lui donnant une forme policée reconduisant en fait à l’esprit rationaliste qui constitue toujours un des motifs majeurs de son projet. Nous souhaitons montrer que le séisme est pourtant bien là, avec une authentique radicalité, mais que ce n’est pas au concept de crise qu’il faut demander d’en rendre compte. On trouve dans les développements husserliens de 1935-1936 tous les traits essentiels du concept général et classique de crise : ainsi que le montre l’image du phénix, au-delà du constat d’un sentiment d’absurdité, de perte de confiance dans des référents absolus, le modèle conceptuel de la crise implique l’idée qu’un tel malaise est un moment de tension paroxystique et qu’il annonce la nécessité d’une issue prochaine, laquelle est essentiellement suspendue à un jugement (κρίσις). D’abord utilisée en médecine, la notion de crise sous-entend classiquement que le désordre, le vacillement du sens et des valeurs sont une maladie, qu’ils sont forcément ponctuels et ouvrent sur deux possibilités imminentes : la déchéance irrémédiable ou la santé recou- vrée. Cette notion suggère également que de tels déséquilibres malheureux font signe vers une solution fondée sur une analyse clairvoyante des origines de la situation ainsi que sur les décisions qui sauront trancher (κρίνειν) et ce, qui plus est, dans le « bon » sens. Le second aspect, l’appel au jugement et aux vertus supposées de l’analyse, est essentiellement lié au premier, c’est-à- dire à l’idée que le désordre est une maladie. En effet déclarer l’état de crise revient à juger l’ordre et l’équilibre d’un système en danger, c’est par conséquent d’une capacité de mise en ordre, de clarification, de délimitation et de distinction nette entre le vrai et le faux, le juste et l’injuste que l’on peut attendre une issue heureuse de la crise. Pourtant ce parti-pris rationaliste ne va aucunement de soi. Sur quels arguments cette lecture prophétique d’une époque troublée se fonde-t-elle ? Il est difficile de dire que, contrairement à ce que Husserl puis Merleau-Ponty — qui reprend en 1958-59 cette théorie de Husserl et jusqu’à la métaphore du phénix — prophétisaient, la philosophie est depuis lors revenue de ces affres pour se montrer dans toute sa gloire. Elle n’est pas davantage morte et enterrée. Le discours de la crise est toujours à l’œuvre aujourd’hui, tant sous ses formes régionales — crise économique, crise de l’éducation, etc. — que sous sa forme globale qui, en fait, sous-tend les premières1. La crise dure (ibid., p. 348 ; tr. fr., p. 382-383). Merleau-Ponty se réfère à ce texte dans les Notes de Cours 1959-1961, Paris, Éditions Gallimard, 1996, p. 39 et p. 72. 1 C’est un des mérites de Husserl d’être parvenu à le démontrer : toute déclaration de crise, aussi circonscrite soit-elle, implique que l’on se demande si le système malade est viable ou pervers par essence. L’appel au jugement inhérent au discours de crise Bull. anal. phén. XII 4 (2016) http://popups.ulg.ac.be/1782-2041/ © 2016 ULg BAP 52 singulièrement. Ainsi Paul Ricœur se demande en 19861 si nous vivons aujourd’hui « pour la première fois dans l’histoire une crise permanente », question qui résume je crois assez bien le désarroi de notre époque et le caractère usé, peut-être complètement inopérant du concept de crise. Claude Lefort, qui entreprend justement de dissiper ce qu’il définit comme les fantasmes et l’imaginaire de la crise2, souligne que le discours de la crise résonne d’autant plus comme le son machinal et inepte d’un disque rayé qu’il n’est pas né d’hier. Lefort en relève ainsi les occurrences répétées au XVIIIe siècle déjà — dans L’Émile par exemple, « nous approchons de l’état de crise et du siècle des révolutions »3 — et tout au long des XIXe et XXe siècles. Une telle mise en perspective achève de rendre ce discours du moment crucial, du tournant décisif, extrêmement suspect et Lefort se demande ainsi : « Comment un philosophe aussi sobre que Husserl a-t-il pu être à son tour obnubilé par l’idée d’une crise totale et céder au vertige final du ou bien ou bien ? »4 Toutefois, ce qui me semble le plus digne d’intérêt dans la Krisis de Husserl c’est justement que la déclaration de crise entre en tension avec un deuxième schéma interprétatif beaucoup plus héraclitéen : toute conscience en tant qu’incarnée, est située et aliénée par un écart temporel à soi, par l’étrangeté d’autrui, par des zones aveugles, des influences transcendantes qu’elle ne peut ressaisir et élucider clairement. La réflexion husserlienne dans la Krisis montre également et plus fondamentalement le caractère aven- tureux et même erratique de tout héritage, la nécessaire infidélité de toute tradition. Ce n’est pas une crise permanente qui nous affecte — l’expression est une contradiction dans les termes — mais plutôt un vertige chronique auquel on ne peut échapper et que Merleau-Ponty va thématiser, subvertis- sant lui aussi le schéma de la crise qu’il continue pourtant à utiliser. Dans cette seconde approche, on abandonne le discours de crise, discours de celui va de pair avec la désorientation, le sentiment que nous avons perdu le sens, mais aussi la peur de ne l’avoir jamais vraiment possédé : c’est toujours une crise de la raison. 1 Dans « La Crise, un phénomène spécifiquement moderne ? » conférence donnée à Neufchâtel, reprise dans la Revue de théologie et de philosophie, vol. 120, 1988, p. 1-19. 2 Claude Lefort, « L’Imaginaire de la crise », dans Commentaire, vol. 79, Automne 1997, p. 525-536. 3 Ou, autre exemple célèbre : « Nous touchons à une crise qui aboutira à l’esclavage ou à la liberté », Diderot, Lettre à la princesse Dashkoff du 3 avril 1771. 4 Claude Lefort, « L’Imaginaire de la crise », art. cit., p. 535. Bull. anal. phén. XII 4 (2016) http://popups.ulg.ac.be/1782-2041/ © 2016 ULg BAP 53 qui sait, de celui qui diagnostique et prophétise, pour celui du philosophe boiteux, du cheminement en zig-zag, à travers l’épaisseur des situations. Ce qui se profile alors prend d’abord la forme d’une ironie perma- nente : à force de jouer avec les concepts et les points de vue, on sait désormais qu’ils sont tous à double fond, manipulés et trompeurs, et que les manipulateurs eux-mêmes ne peuvent se désengluer de ce champ ambigu de significations anonymes et protéiformes. Personne n’accède à un regard surplombant. Nous contemplons, manipulons et sommes manipulés par des images1. Le concept de crise permet certes de surmonter la tentation nihiliste, mais, selon nous, à trop bon compte. Il est, à notre avis, un obstacle à la compréhension de ce qu’il y a de plus audacieux et subtil dans la réflexion phénoménologique sur le malaise actuel. Ainsi cet article s’efforcera-t-il de montrer que les philosophies de Husserl de Merleau-Ponty nous offrent des pistes originales pour instituer, sans espoir de retour sur une terre ferme, une pratique sensée et efficace. 1. La crise selon Husserl C’est la référence à la santé grecque qui fonde le concept husserlien de crise : l’exigence d’auto-méditation (Selbstbesinnung), le « connais-toi toi-même », « l’autonomie théorétique dont découle l’autonomie pratique »2, l’auto- responsabilité absolue (Selbstverantwortung) constituent le modèle de santé que Husserl oppose à l’impression contemporaine de perte généralisée de sens. Le projet philosophique grec était en effet celui d’une science omni- englobante au sein de laquelle l’homme découvre comment le monde fait sens, dans tous ses aspects, et peut éclairer chaque décision personnelle. La réflexion doit permettre de découvrir la raison de toute chose et de n’agir uploads/Philosophie/ buletin-d-x27-analyse-phenomenologique-fin-de-la-crise-dufourcq.pdf

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