1 LA MÉMOIRE COMME CAPACITAS DEI SELON S. AUGUSTIN. UNITÉ ET COMPLEXITÉ. Thèse
1 LA MÉMOIRE COMME CAPACITAS DEI SELON S. AUGUSTIN. UNITÉ ET COMPLEXITÉ. Thèse de doctorat présentée par Béatrice CILLERAI Sous la direction de G. FIORAVANTI et M. DULAEY Position de thèse 1. L’état de la question. L’enquête sur la memoria revêt un rôle fondamental dans la pensée augustinienne. Elle se présente comme un parcours riche et complexe qui se déroule pendant plus de trente ans touchant les points fondamentaux de la réflexion d’Augustin. La richesse et la complexité qui caractérisent cette question représentent sans doute une valeur, mais elles exposent le lecteur moderne au risque d’être déconcerté par une difficulté de compréhension. Augustin ne propose pas un système bien structuré: il nous offre une tractation assez fragmentaire qui se développe au cours de plusieurs œuvres – il s’agit d’œuvres souvent très différentes par rapport au genre, à l’époque de composition et aux thèmes traités – consacrant au sujet « memoria » des espaces spéculatifs variés, parfois limités à des passages concis, parfois voués à des larges réflexions qui occupent un livre ou davantage. Mais la difficulté principale qui rend en même temps l’enquête intéressante, est représentée par l’ampleur et la polyvalence sémantique qu’Augustin reconnaît à la mémoire en lui attribuant beaucoup plus que l’acception qui lui est couramment donnée: le souvenir du passé. Les savants se sont fréquemment bornés à lire la méditation augustinienne sur la mémoire dans les livres X et XI des Confessions et ils ont réduit cette méditation à une « pièce d’anthologie philosophique »1; ce faisant ils ont isolé et analysé un extrait conceptuel, perdant de vue l’économie générale de l’œuvre et oubliant totalement la réflexion plus vaste qui dépasse les Confessions, qui naît auparavant et qui se poursuit d’une façon tout à fait intéressante pendant plusieurs années. Si l’importance théorique de cette réflexion est incontestable, il est également important d’envisager qu’Augustin consacre à la mémoire une 1 Voir G. MADEC, Memoria ; introspection et intériorité, ID., Saint Augustin et la philosophie. Notes critiques, Paris, 1996, p. 85-91, p. 85. 2 attention spéculative qu’on ne peut ramener à une œuvre ou à une période limitée de son activité. Augustin découvre la valeur intellectuelle d’une méditation sur la mémoire au lendemain de sa conversion (386) et il ne l’oubliera jamais, parce qu’au moyen de la memoria il aperçoit sans cesse la possibilité d’analyser la vie intérieure, de révéler la complexité et la profondeur de cette vie, mais surtout d’expliquer la tension de l’âme à Dieu. Notre travail, s’inspirant des suggestions des interprètes qui proposent une étude plus large des textes augustiniens, essaie d’étendre le champ traditionnel de recherche: ce qui le conduit est en effet une perspective transversale qui vise à considérer plusieurs œuvres, vu que la richesse du thème s’accomplit pendant une parabole temporelle et intellectuelle assez vaste. Notre recherche, considérant des moments et des développements divers de la pensée augustinienne, essaie de montrer la formation d’un tableau tour à tour plus riche ou, en termes clairs, de découvrir la valeur sémantique et conceptuelle du terme memoria qu’Augustin accroît à chaque nouvelle recherche et qui représente le signe de l’originalité de sa pensée. Au cours de son activité, il attribue à ce terme beaucoup de sens ; il entend par ce mot : 1) la mémoire-réceptacle, la faculté qui garde le passé, ou bien l’ensemble passif des images et des connaissances dont l’esprit se sert pour les actes de pensée ; 2) l’acte volontaire de se souvenir ou de connaître en se souvenant ; 3) le siège de l’esprit ou la nature même de l’esprit comme « auto-présence »; 4) les profondeurs « métaphysiques» de la mens qui s’ouvrent à la présence du divin et qui représentent pour l’esprit la condition d’intériorisation et de dépassement. Par conséquent notre travail s’engage dans une analyse qui suit et qui met en évidence tous les développements de cette complexité polysémique, proposant entre-temps une sorte d’antidote au risque de désorientation dû à l’ambiguïté du terme. Nous proposons une vue d’ensemble, une vue « panoramique » de la réflexion augustinienne sur la base d’une donnée constante qui confère à l’activité théorétique d’Augustin une certaine continuité: la mémoire dans sa complexité révèle la profondeur de l’intériorité humaine et dans son sens le plus profond elle indique l’ « abyme » intérieur – plus intérieur que l’intériorité même – où s’enracine la possibilité de transcendance dont Dieu a pourvu l’homme. Cependant cette démarche n’implique pas de plier la pensée augustinienne à une systématisation qui serait tout à fait forcée : l’ «éclectisme» sémantique de la memoria est une valeur vu qu’il ne se soumet à aucune réduction ; cependant il peut être réordonné, d’une certaine manière, par la découverte de la profondeur de la mémoire comme profondeur métaphysique de l’âme où Dieu est toujours présent. L’insistance même d’Augustin sur les aspects psychologiques de la mémoire, son analyse phénoménologique de cette faculté, constituent en vérité la condition 3 pour saisir la valeur « transpsycologique » de la mémoire même2. Pour Augustin, parler de la memoria signifie surtout essayer d'étirer les limites psychologiques de la vie intérieure jusqu’au point où elle rencontre son Principe de transcendance. Par la mémoire passe le double désir qu’Augustin annonce dans le Soliloques et qu’il poursuit pendant toute son activité : « Deum et animam scire cupio »3. La mémoire représente la source de chaque recherche sur l’âme, parce qu’elle est la base du mouvement d’intériorisation – elle s’identifie avec le centre de toute activité intérieure et aussi bien avec le siège de l’esprit où l’esprit est présent à lui-même – mais elle représente de même la raison essentielle du désir de Dieu, puisque Dieu, avec sa présence dans l’esprit, fonde la « loi dynamique d’intériorisation et de dépassement qui conduit l’esprit des choses à lui-même et de lui-même à Dieu»4. Augustin souligne souvent qu’aucun désir de connaissance n’est généré par la curiosité de l’inconnu, il s’appuie sur un certain savoir, sur une présence qui nourrit le désir et qui soutient l’esprit dans la découverte de la vérité ; c’est la présence inamissible de Dieu qui demeure dans la mens/memoria, qui mène l’esprit dans l’itinéraire de connaissance du sensible à l’intelligible, à Dieu. Augustin découvre dans la nature singulièrement souple de la memoria la possibilité de plusieurs applications, ou bien la condition pour l’employer dans les diverses enquêtes qui en étudiant la vie intérieure dans son rapport avec la réalité sensible, avec elle-même et avec Dieu, touchent plusieurs champs de recherche (gnoséologie, anthropologie, théologie). Quoiqu’elle ne prétende pas être une analyse exhaustive, notre recherche se propose donc de mettre en évidence l’aspect varié et aussi bien le sens théorique et spirituel profond qui guide la réflexion augustinienne sur la memoria : la mémoire n’est pas simplement le réceptacle des choses et des expériences passées, elle dépasse les limites du sensible, se plaçant au centre de la mens et se révélant comme la source même de l’esprit, comme la présence de la Vérité dans la vie intérieure, comme l’arrière-plan de la mens où demeure Dieu sans pour autant occuper un espace physique. Suivant les développements de cette idée par un cheminement composé de parcours divers, on essaie pourtant de dévoiler qu’un thème fondant ne cesse jamais de mener l’activité théorétique d’Augustin : dans la mémoire subsiste la capacité humaine de connaître l’intelligible, de se dépasser s’ouvrant à Dieu. 2 Voir G. MADEC, Memoria..., p. 88; cf. J. PEGUEROLES, El fundamento del conocimiento de la verdad en San Agustin: la “memoria Dei”, Pensamiento 29 (1973), p. 5-35, p. 8; J. GAVINALES, «Memoria Dei» y gnoseología, Mayéutica 5 (1979), p. 267-279, p. 271. 3 sol., I, 2, 7. 4 Voir A. SOLIGNAC, La mémoire selon saint Augustin. Note complémentaire 14, BA 14, 19962, p. 557-567, p. 566. 4 Vu qu’Augustin ne nous donne pas un parcours précis et linéaire, notre travail essaie de reconstruire un chemin spéculatif hypothétique, qui cherche avant tout un point originel d’observation. Notre premier effort vise à rechercher les racines théoriques de l’enquête augustinienne sur la mémoire ; par conséquent on commence par l’analyse de la première réflexion qu’Augustin voue à la memoria dans quelques œuvres rédigées pendant les quatre années environ (de l’automne du 386 à la fin du 390) qui suivent sa conversion et qui précèdent la prêtrise. Bien que le sujet soit traité, pendant ces années, par un espace spéculatif limité à des brefs passages, toutefois ce qu’Augustin présente en est plutôt intéressant : il nous donne une pierre de touche pour évaluer ses rapports avec les modèles philosophiques dont il dispose et, en perspective, sa spéculation plus mûre. Le premier moment de notre enquête se concentre en résumé sur deux points : 1) le rapport du jeune Augustin avec ses sources, et en particulier avec l’ « interlocuteur platonicien », sur la question de l’intériorité et en particulier de la mémoire par rapport à la gnoséologie humaine; 2) la première formulation de la mémoire comme sommet de la vie intérieure, ou bien comme forme d’activité intellectuelle qui préside au rapport entre l’esprit et l’intelligible. Les uploads/Philosophie/ cillierai-beatrice-la-memoire-comme-capacitas-dei-selon-saint-augustin-position-de-these.pdf
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- Publié le Apv 17, 2022
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