RAiNER ROCHLITZ Le désenchantement de l’art La philosophie de Walter Benjamin n

RAiNER ROCHLITZ Le désenchantement de l’art La philosophie de Walter Benjamin nrf essais GALLIMARD Digitized by the Internet Archive in 2019 with funding from Kahle/Austin Foundation https://archive.org/details/ledesenchantemenOOOOrosc nrf essais Rainer Rochlitz Le désenchantement de l’art La philosophie de Walter Benjamin Gallimard Peterborough, Ont ?T à(*03 - ç t/55 z gl F}c\^ © Éditions Gallimard, 1992. AVANT-PROPOS I L’auteur de Y Origine du drame baroque allemand et des Pas¬ sages, de Sens unique et de L’œuvre d’art à 1ère de sa reproduc¬ tibilité technique est l’un des rares penseurs qui comptent à la fois en France, en Allemagne, en Italie et, jusqu’à un certain point, aux États-Unis, échappe aux querelles de chapelles et survit aux courants dominants aussi bien qu'aux modes qui, depuis une cinquantaine d’années, se succèdent dans la philo¬ sophie occidentale. Cette résistance au temps tient à la fois aux qualités littéraires de ses écrits, à sa biographie exceptionnelle, tragiquement représentative du destin de l’intelligentsia judéo- allemande au xxe siècle, et à un sens aigu des enjeux théoriques de l’époque, dont l’actualité ne s’est pas démentie depuis. Parmi les auteurs pour l’essentiel absents des débats d’après- guerre, seul Wittgenstein a eu un destin comparable et reste au même titre que lui un contemporain à part entière. Ce livre sur Walter Benjamin s’intéresse avant tout aux res¬ sorts conceptuels de sa pensée. L’ambition est à la fois d’en comprendre la logique interne et d’en évaluer la contribution aux disciplines auxquelles il s’est mesuré : philosophie du lan¬ gage, esthétique, pensée de l’histoire. L’aspect biographique 1 * passe au second plan, autant que cela est possible dans le cas d’un penseur dont la vie suscite des passions au même titre que son oeuvre. De nombreux textes de Benjamin, portant sur diffé¬ rents écrivains, sur des thèmes historiques et sociologiques, sont laissés de côté afin de resserrer l’analyse de la structure conceptuelle. Dans la littérature qui lui a été jusqu’ici * Le lecteur trouvera les notes en fin de volume et la liste des abréviations utilisées dans la bibliographie, p. 333. 8 Le désenchantement de l’art consacrée, la richesse de l’univers benjaminien est suffisam¬ ment mise en valeur ; rares sont par contre les études qui par¬ viennent à saisir la logique qui assure à travers le foisonnement des écrits la pensée cohérente d’un philosophe. Malgré une profonde sympathie pour le penseur et le person¬ nage, ce livre n’a rien d’hagiographique. Il part du principe selon lequel une relecture critique est seule capable, à la fois de faire communiquer la pensée de Benjamin avec les inter¬ rogations actuelles de la philosophie et de rendre justice à l’exi¬ gence critique inhérente à sa propre oeuvre. Trop d’études sur Benjamin témoignent jusqu’ici d’une fascination - souvent reconnaissable à un mimétisme peu critique et par ailleurs favorisée par le style séduisant, assuré, voire autoritaire de l’écriture benjaminienne - qui compromet toute fécondité réelle de l’œuvre. Quel que soit le jugement que l’on porte sur sa pensée, tous ceux qui se sont intéressés à son œuvre et à sa vie ont toujours eu conscience de la dette qu’une Europe pacifiée, aux frontières perméables, a envers cet homme à qui ni l’Allemagne ni, pen¬ dant son exil, la France n’ont su offrir des conditions de vie et de travail décentes; le suicide auquel il a été acculé à la fron¬ tière espagnole a fini par symboliser la situation de l’intellec¬ tuel persécuté. Un tel sentiment de dette ne justifie pas, toute¬ fois, la démission de la lecture critique : Benjamin lui-même avait de bonnes raisons pour se méfier de toute idée de « célé¬ bration » ou d’« hommage ». Non seulement une telle attitude fait abstraction de ce qui est réfractaire dans une œuvre, de ce qui s’oppose à la constitution d’une culture de référence, serait-ce à partir d’auteurs réputés subversifs ; mais encore elle méconnaît les exigences rigoureuses, formulées par Benjamin, d’une connaissance de l’actualité, pour laquelle c’est un passé chaque fois déterminé qui révèle le présent à lui-même. Il n’est pas sûr que l’expérience de Benjamin puisse être une clé ouvrant notre présent; elle peut tout aussi bien occulter les enjeux de notre époque et induire de faux rapprochements. Mais, indépendamment de toute application à sa propre œuvre de principes qu’il a formulés, Benjamin ne mérite pas d’être revendiqué par le défaitisme d’une pensée qui fait de son « échec » un modèle, comme si la constellation historique à laquelle il a succombé était inchangée aujourd’hui, nous condamnant à méditer sans fin les figures de pensée apocalyp¬ tiques que lui inspirèrent le début de la Seconde Guerre mon¬ diale et le pacte germano-soviétique; la fidélité à la mémoire des victimes tourne alors au mimétisme morbide et à la paresse intellectuelle. Avant-propos 9 Sa descendance ne saurait être plus diverse. La critique litté¬ raire et la critique d’art ne cessent de se référer à ses écrits. L’œuvre d’Adorno en est un incessant commentaire. Derrida ou Lyotard, voire le dernier Foucault, se réfèrent à lui autant que Habermas ou Ricœur. Il est revendiqué, comme l’un des leurs, aussi bien par les modernes que par les postmodernes; parti¬ sans et adversaires des Lumières se partagent son héritage. Ses exégètes les plus engagés mettent sa pensée en concurrence avec celle des philosophes vivants les plus discutés2. La diver¬ sité de cette postérité pose elle-même un problème : toutes ces revendications sont-elles également légitimes ? Les unes se rat¬ tachent à son diagnostic de l’époque, les autres à des aspects plus systématiques comme sa philosophie du langage ou sa conception de l’histoire, la plupart à de simples aspects de ses recherches sur l’art, le cinéma, la littérature, la ville moderne. L’œuvre de Benjamin est une mine de citations suggestives, uti¬ lisables aux fins les plus contradictoires. Il serait vain de vou¬ loir freiner ces utilisations, sous prétexte qu'elles sont abusives ou superficielles; il est peut-être plus fécond de préciser la signification et la portée de ces phrases et formules qui se sont émancipées de leur auteur pour servir les causes les plus diverses. Dans la diversité des formes, des thèmes et des conceptions qui se chevauchent ou se succèdent dans l’œuvre de Benjamin, la lecture qui sera proposée ici voudrait dégager un fil conduc¬ teur. Seule une telle approche « systématique » peut permettre de découvrir, derrière le critique aux multiples visages, le phi¬ losophe qui reste fidèle à quelques idées directrices. Une telle recherche de l’unité ne pourra éviter de recourir à une certaine périodisation structurée sans laquelle, ou bien elle se contente¬ rait de subsumer cette pensée sous quelques notions abstraites qui n’éclaireraient aucune des positions successives, ou bien elle finirait par dissoudre les idées centrales dans la multi¬ plicité des positions induites par une infinité de contextes. Dès le départ, la pensée de Benjamin est une philosophie du langage qui, en tant que telle, rejoint les efforts de nombreux autres penseurs du xxe siècle - notamment de Wittgenstein -, pour échapper aux apories de la philosophie de la conscience, en particulier à celles inhérentes au privilège du rapport cognitif et instrumental à la réalité. Benjamin est également de ceux qui cherchent à mettre fin au « mythe de l’intériorité 3 ». Avec Wittgenstein, il partage l’ambition d’« éliminer l’indicible de notre langage4 ». L’« esprit » n’a pour lui de réalité que sous forme de symboles. Selon lui aussi, le langage ne 10 Le désenchantement de l’art peut pas être compris en termes de sujet et d’objet. Mais dans la mesure où Benjamin se désintéresse de la plupart des fonctions quotidiennes du langage pour se concentrer sur la fonction « adamique » et poétique de nomination, il ne peut pas radicale¬ ment échapper au schéma d’un sujet qui nomme et d’un objet nommé. Les conséquences théoriques de cette rupture incomplète avec la philosophie du sujet se feront surtout sentir lorsque Benjamin cherche à donner à sa théorie une fonction sociale, lorsque le sujet qui nomme s’efforce d’infléchir le cours de l’histoire. À partir de sa conception du langage comme faculté de nom¬ mer et expression absolue - communication non pas aux hommes, mais à Dieu -, Benjamin tente d’élaborer une théorie de l’art : depuis l’entrée dans l’histoire (ou depuis l’expulsion du Paradis, selon le mythe biblique), l'art conserve d’une façon privilégiée le pouvoir adamique de nommer. Cette théorie connaît trois périodes. La première est une période à domi¬ nante « théologique », au cours de laquelle Benjamin cherche à corriger la tradition esthétique : à rétablir le sens méconnu de la critique romantique, son messianisme ; ou encore à restituer le sens de l’œuvre du dernier Goethe, le rejet du mythe ; à répa¬ rer l’oubli injuste de l’allégorie baroque, l’envers oublié des tra¬ ditions classiques. La deuxième est une période d’engagement politique et de découverte des avant-gardes européennes : Dada, Surréalisme, photographie et cinéma russe. Benjamin tente de mettre la force de sa critique au service de la révolution sociale, au point de sacrifier, dans l’essai sur L’œuvre d’art à 1ère de sa repro¬ uploads/Philosophie/ le-de-senchantement-de-lart-la-philosophie-de-walter-benjamin-by-roschlitz-rainer.pdf

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