1 Les sujets possessifs Eléments pour une pensée des sujets de la nature Nous v

1 Les sujets possessifs Eléments pour une pensée des sujets de la nature Nous voudrions reprendre à notre compte une proposition pour le moins étrange et restée longtemps inconnue de la plupart des lecteurs de Whitehead: « mise à part l’expérience des sujets, il n’y a rien, rien, rien que le rien »1. Proposition surprenante, non seulement par l’emphase qu’elle place sur l’exclusivité de l’expérience subjective, mais surtout parce qu’elle est émise par un philosophe qui donne à son œuvre principale, Procès et réalité, le sous- titre d’ « essai de cosmologie ». Comment les lecteurs2 de Whitehead auraient- ils pu s’arrêter sur cette proposition qui semble de prime abord s’opposer à l’ambition même de sa philosophie, à savoir de construire une « cosmologie » ? Ne pouvait-il s’agir d’autre chose que d’une expression ambiguë à laquelle il conviendrait de ne pas donner trop d’importance ? Whitehead lui-même se borne à l’énoncer sans s’attarder directement à de plus longues explications, sans la définir ni l’amplifier vers ses conséquences ? Pourquoi alors devrions- nous donner à cette proposition plus d’importance que celle que Whitehead lui-même semble lui octroyer ? Nous voudrions, au contraire, placer cette proposition au centre d’une reconstruction spéculative initiée par Whitehead dans Procès et réalité. Nous ne pensons donc pas que cette proposition doive être considérée comme un ajout secondaire, visant à exprimer certaines dimensions de l’expérience à côté d’autres plus fondamentales ou plus constitutives. Elle est pour nous, telle que nous voudrions en hériter, l’énoncé du principe fondamental d’une pensée spéculative des sujets. Lui donner cette place ne relève pas uniquement de la 1 Whitehead, Procès et réalité. Essai de cosmologie, trad. fr. Janicaud and Elie, Paris, Gallimard, 1995, p. 281. 2 Nous pensons principalement à des lectures aussi différentes que celles proposées par Merleau-Ponty, La nature : notes, cours du Collège de France, Paris, Seuil, 1995, Wahl, Vers le concret. Études d'histoire de la philosophie contemporaine, Paris, J. Vrin, 1932 et Deleuze, Le pli : Leibniz et le Baroque, Paris, Minuit, 1988. 2 volonté de proposer un autre héritage possible de sa philosophie, mais d’émettre un certain nombre de propositions qui, au-delà du caractère historique de sa philosophie, rejoigne certains axes de la philosophie contemporaine. Elle nous paraît tracer une ligne de dépassement possible de l’opposition répétée de la philosophie de la nature et de la philosophie du sujet en posant le problème sur un tout autre plan. Mais puisque nous n’avons pas d’explication directe sur son statut, commençons par la prendre dans sa forme la plus générale. Nous pouvons la comprendre de deux manières différentes. La première, qui est sans doute aussi la plus évidente, l’inscrit dans la continuité des principaux événements de la philosophie contemporaine et du recentrement autour de la question d’un sujet de l’expérience3. Elle signifierait alors que toute expérience doit être pensée à l’intérieur d’une perspective privilégiée, la nôtre, dans laquelle elle s’inscrit et devient l’objet d’une expérience possible. Limitons-nous à l’exemple d’une des philosophies les plus influentes sur la pensée de Whitehead, à savoir celle de Bergson. Whitehead lui rend plusieurs hommages tout au long de son parcours philosophique. Dans l’une de ses premières œuvres philosophiques, Le concept de nature, il écrit : « je crois être en cette doctrine en plein accord avec Bergson, bien qu’il utilise le mot temps pour le fait fondamental que j’appelle passage de la nature »4, et dans son œuvre majeure, Procès et réalité, Whitehead affirme à nouveau l’influence majeure de Bergson sur la constitution de son système: « je suis aussi largement redevable à l’égard de Bergson, de William James et de John Dewey »5. Il semblerait donc tout à fait naturel et légitime de lier la 3 Q. Meillassoux y voit à juste titre une des formes spécifiques de ce qu’il appelle le corrélationnisme, dans sa dimension subjectiviste. Notre ambition est de soustraire cette proposition d’un tel risque. Voir à ce sujet Meillassoux, Après la finitude, Paris, Seuil, 2006. 4 Whitehead, Le concept de nature, trad. fr. Douchement, Paris, Vrin, 1998, p. 73. 5 Whitehead, Procès et réalité. Essai de cosmologie, trad. fr. Janicaud and Elie, 3 proposition de Whitehead à la pensée de Bergson dont elle constituerait un prolongement possible. N’avait-il pas lui aussi affirmé, sous une forme quelque peu différente mais néanmoins aussi forte, l’idée qu’à part l’expérience des sujets il n’y a rien ? Les premières pages de L’évolution créatrice vont dans ce sens. Bergson y affirme que « l'existence dont nous sommes le plus assurés et que nous connaissons le mieux est incontestablement la nôtre, car de tous les autres objets nous avons des notions qu'on pourra juger extérieures et superficielles, tandis que nous nous percevons nous-mêmes intérieurement, profondément »6. Toute investigation sur la nature impliquerait cette perspective intérieure, mise en œuvre par un rapport complexe d’intuition et de sympathie7, à partir de laquelle l’expérience de la nature deviendrait possible. Il y a bien chez Bergson un élargissement de l’expérience, un « effort pour dépasser la condition humaine »8, ce que G. Deleuze interprète en affirmant qu’il s’agit de « nous ouvrir à l’inhumain et au surhumain (des durées inférieures ou supérieures à la nôtre…), dépasser la condition humaine, tel est le sens de la philosophie […] »9. Mais ce dépassement s’opère à l’intérieur même d’une perspective privilégiée et située, à savoir l’expérience intuitive, l’esprit par lui- même. Ainsi, la proposition de Whitehead selon laquelle à part l’expérience des sujets il n’y a rien trouverait son sens dans cette tension exprimée par Bergson de l’expérience de la nature par un sujet tendant à « dépasser la condition humaine » ? Continuons sur cette première voie afin de lui donner toutes ses chances avant que nous lui opposions une toute autre interprétation. Sortons Paris, Gallimard, 1995, p. 39. 6 Bergson, L'évolution créatrice, Paris, PUF, 2007, p. 3. 7 Sur les relations entre intuition et sympathie chez Bergson, voir Lapoujade, Puissances du temps, Paris, Minuit, 2010. 8 Bergson, La pensée et le mouvant, Paris, Presses Universitaires de France, 2009, p. 218. 9 Deleuze, Le Bergsonisme, Paris, Presses universitaires de France, 1966, p. 19. 4 de la question des influences ou du contexte dans lequel cette proposition a pu émerger et par rapport auquel elle pourrait introduire une différence. Posons la à l’intérieur même de la genèse de la pensée de Whitehead, dans son économie propre. Est-ce que cette proposition est vraiment émise pour la première fois dans Procès et réalité ? N’y a-t-il pas, soit de manière tout à fait explicite soit sous une forme encore inchoative, une expression similaire dans les œuvres antérieures ? Prenons la première grande œuvre philosophie de Whitehead, Le concept de nature. On y trouve une affirmation qui peut sembler tout à fait similaire à la proposition qui nous intéresse. Posant la question « Qu’est-ce que la nature ? » dans sa forme la plus générale et la plus primitive, c’est-à-dire dégagée de tous les recouvrements qui accompagnent habituellement cette question, Whitehead donne une réponse extrêmement épurée : « La nature est ce que nous observons dans la perception par les sens. Dans cette perception sensible nous avons conscience de quelque chose qui n’est pas la pensée et qui est autonome par rapport à la pensée »10. La première forme d’expérience de la nature est celle d’une réalité hybride, entièrement inscrite dans la perception sensible mais exprimant des facteurs ou éléments qui la dépasse de toute part. C’est comme si la nature était donnée dans telle perception particulière, dans tel acte, mais en tant que cet acte porte avec lui quelque chose qui l’excède et qui ne dépend pas de lui. Relative à telle perception, elle est l’expression d’une autonomie au-delà de toute inscription sensible ou encore « le fait immédiat pour la conscience sensible est l’occurrence entière de la nature »11. Dans Le concept de nature, c’est ce hiatus que Whitehead pose et dont il tente de déployer toutes les conséquences, notamment dans le cadre de ce qu’il appelle alors une « physique spéculative » : « L’objet du présent volume et du précédent est de jeter les bases d’une philosophie naturelle, préalable nécessaire à une 10 Whitehead, Le concept de nature, trad. fr. Douchement, Paris, Vrin, 1998, p. 32. 11 Ibid., p. 42. 5 réorganisation de la physique spéculative » 12. Il n’est pas nécessaire ici d’entrer dans tous les développements de la construction de cette physique spéculative. Ce qui nous intéresse est uniquement cette affirmation qui traverse Le concept de nature selon laquelle l’élucidation de la nature se fonde sur un approfondissement de la perception immédiate. Ne retrouvons-nous pas alors implicitement l’idée que l’exploration de l’expérience subjective nous ouvre à l’intérieur même du sujet à de l’ « inhumain ou du surhumain », à une nature qui, si elle bien inscrite dans le sujet, n’en dépend pas pour autant ? Une double continuité donne à cette première voir toute sa pertinence pour penser le principe de subjectivité, continuité par rapport aux influences explicites par rapport auxquelles il s’est constitué et continuité dans uploads/Philosophie/ debaise-sujets-possesifs.pdf

  • 20
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager