Paul Beaud Sens communs. De quelques avatars historiques de la notion d'opinion

Paul Beaud Sens communs. De quelques avatars historiques de la notion d'opinion publique In: Sociologie de la communication, 1997, volume 1 n°1. pp. 367-385. Citer ce document / Cite this document : Beaud Paul. Sens communs. De quelques avatars historiques de la notion d'opinion publique. In: Sociologie de la communication, 1997, volume 1 n°1. pp. 367-385. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/reso_004357302_1997_mon_1_1_3848 SENS COMMUNS De quelques avatars historiques de la notion d'opinion publique Paul BEAUD Opinion : du latin opinio : « croyance ». Opiner : dire, énoncer son opinion, son avis. Le dictionnaire © Réseaux Reader CNET - 1997 367 — rl est impossible ď offrir une defini tion standardisée de l'opinion publique, par conséquent, il est préférable, si possible, d'éviter l'emploi du terme (...). » La recommandation ne date pas d'hier : il s'agit d'une motion adoptée par des politologues américains réunis en congrès en 1924 (1). Ayant vingt-trois ans à l'époque, George Horace Gallup était peut-être dans la salle. Si ce dernier a eu la descendance que l'on sait, celle de nos congressistes est elle aussi fort riche. On se contentera donc de quelques citations. En 1950, Paul A. Pal- mer prend le risque d'affirmer que l'ex pression « opinion publique » tend à dispa raître des traités allemands de sociologie et de sciences politiques (2). Une dizaine d'années plus tard, Jiirgen Habermas revient à la charge, affirmant que faute de pouvoir substituer au jargon de la bureau cratie et des mass media une définition précise de Y'ôffentliche Meinung, la socio logie devrait en tirer « (...) cette consé quence logique qui voudrait qu 'elle aban donnât ce genre de catégorie » (3). La très respectable International Encyclopedia of (1) Cité par PADIOLEAU, 1981 , p. 26. (2) PALMER, 1950, p. 12. (3) HABERMAS, 1986, p. 13. (4) Cité par NOELLE-NEUMANN, 1977, p. 13. (5) CHILDS, 1965, toujours cité pour ce décompte. (6)BOURDIEU, 1972. the Social Sciences, publiée en 1968, affirme quant à elle : « There is no gene rally accepted definition of "public opi nion" » (4), ce qui signifie en fait que les définitions sont si nombreuses (plus de cinquante, selon les bons auteurs (5)) qu'on ne peut en choisir une. Et pour en finir avec ces avertissements, rappelons encore ce que Pierre Bourdieu disait tout net : « L'opinion publique n'existe pas » (6). Après tant d'avis autorisés (on aurait pu leur en ajouter des dizaines d'autres), on pourrait être tenté de s'arrêter là, de conclure sur le constat de ce seul paradoxe d'une expression semble-t-il passée du vocabulaire de la philosophie politique à celui des sciences sociales, puis dans le vocabulaire le plus courant et que les sciences sociales ne paraissent plus vouloir reconnaître comme leur, ce qui ne les empêche pas d'ailleurs de s'y référer à tout bout de champ. Depuis sa création en 1937, la revue The Public Opinion Quarterly n'a pas cessé de s'interroger gravement sur le statut même de ce qui justifie son exis tence. On se déciderait pour moins que cela à choisir d'autres objets de réflexion. Mais le sociologue sait bien qu'il ne peut prendre prétexte pour capituler le fait que ce par quoi il a pu hier tenter de comp rendre les sens communs que les indivi dus donnent à leur vie en société soit devenu aujourd'hui sens commun : ce fait même pose déjà un problème à la sociolo gie qui, trop souvent, critique ou pas, croit le résoudre par d'autres sens communs qui cette fois lui sont propres. Commençons donc par le premier : l'opinion publique est une invention des démocraties parlementaires modernes. Peu importe qu'on choisisse ensuite de la consi dérer comme une fiction ou comme une réalité. L'accord est là : l'apparition de la notion d'opinion publique est historique ment liée à la disparition de l'arbitraire du 369 — pouvoir absolu et héréditaire et à celle, conjointe, de tout ce qui permet de justifier un ordre social donné, tout en ne partici pant pas de cette société elle-même. L'opi nion est par nature substitutive (7) ; c'est l'institution qui remplace - réellement ou idéologiquement - Dieu et le roi et qui sup pose l'existence d'un certain nombre de conditions et de moyens, comme la publi cité ou la séparation de la sphère privée et de la sphère publique. En d'autres termes - ceux de Lefort et de Kantorowicz notam ment, qu'on paraphrasera quelque peu -, il faut, pour qu'apparaisse une opinion publique, que se substitue à une omnipré sence, celle que symbolisent « Les Deux Corps du Roi » (8), à la fois mortel et immortel, qui donne « corps à la société » (9) et assure sa permanence transcendan- tale, que succède donc à ce trop-plein un vide, c'est-à-dire de Г indétermination, c'est-à-dire encore de l'histoire (10). Ainsi, le dispositif conceptuel est en place et l'on y reconnaîtra aisément d'autres périodisations, d'autres partages, ces « avant » et ces « après », ces « avec » et ces « sans » sans lesquels les sciences sociales semblent avoir tant de mal à pens er, à comparer : sans et avec histoire, par exemple, cette classique opposition qui permet si facilement de classer les socié tés, pour les unes holistes et extrodétermi- nées, où la tradition et les dieux ont réponse à tout, pour les autres individual istes et introdéterminées, ou mieux encore indéterminées, où Г intersubjectivité et l'argumentation deviennent une nécessité première, puisqu' aucune règle immuable n'y régularise désormais plus automatique ment les interactions, comme auparavant. Nous voilà ainsi rendu d'emblée au point de départ, celui qui fait le départ, qui définit l'objet opinion publique et qui génère les catégories qui permettront de l'analyser, qui légitime aussi bien les pra tiques empiriques des tâcherons du décompte des pour et des contre que les plus grandes ambitions théoriques. On ne contestera pas ici, concernant ces der nières, les vertus heuristiques des modèles construits sur de telles oppositions. On essaiera simplement d'ajouter dans un pre mier temps une phase supplémentaire au processus méthodologique que l'élabora tion de cet idéal-type induit, celle de la mise à l'épreuve des catégories construites par un retour sur ce qui, par comparaison, les définit implicitement ou explicitement, ce contre-modèle des sociétés « d'avant ». Toute réflexion, toute taxinomie fondées sur un avant et un après comportent le risque de troquer l'illusion du « toujours ainsi » contre l'illusion du «jamais vu », en l'occurrence d'une société qui s'est donné pour but de s'autodéterminer et qui s'en est donné les moyens (11). Avant d'en arriver à celle-ci, il convient pour le moins d'aller voir ailleurs si cette spécificité en est bien une, si, en particulier, il faut et suffit qu'on (Rousseau, les philosophes des Lumières ou les révolutionnaires de 1789) la nomme pour que l'opinion publique devienne pour le moins objet d'attention sociologique. On tentera de le faire, en se débarrassant des définitions a priori, à l'exception de celle qu'implique implicitement une démarche consistant à se demander simplement si oui ou non et si oui comment d'autres sociétés se sont posées et se posent encore la question de la détermination de l'action collective par la confrontation négociée des points de vue, celle, plus large, de l'élaboration concertée des représentations. (7) OZOUF, 1987. (8) KANTOROWICZ, 1989. (9) LEFORT, 1986, p. 27. (10) Ibid., 1986, p. 25 et sq. (11) J'emprunte cette mise en garde épistémologique - le « jamais vu » et le « toujours ainsi » - à Bourdieu, Chamboredon et Passeron (1968), pour rappeler que la démarche comparative est la seule qui puisse permettre de faire ressortir ruptures et continuités. C'est pour ce faire qu'on traitera ici d'abord de l'opinion publique comme d'une catégorie historique, comme Habermas conseille de le faire (1986, p. 10), mais aussi en passant outre la barrière qu'il établit lorsqu'il écrit qu'on ne peut parler d'opinion publique « en un sens précis qu 'en Angleterre à la fin du XVII' siècle et en France au XVIIIe siècle (...)» (ibid.). — 370 La société contre l'État Parmi les innombrables questions empi riques que cette notion d'opinion publique a pu susciter, il en est une qui a mobilisé nombre de chercheurs américains, tous convaincus qu'elle ne pouvait se poser ailleurs que dans une société correspon dant au modèle décrit ci-dessus et, acces soirement, disposant aussi de moyens de communication modernes et d'institutions permettant à une opinion bien informée de contrôler les décisions du gouvernement, voire de les lui imposer. Cette question, choisie parce que vieille comme le monde, c'est celle de la guerre et de la paix. Pas de traité sur l'opinion publique, surtout s'il est nord-américain, qui ne prenne l'exemple de l'entrée des États-Unis dans le premier conflit mondial ou de leur retrait du Vietnam. Autrefois, c'est bien connu, les guerres n'étaient dues qu'à la susceptibilité des tyrans. Le problème est là que rien n'est moins sûr. Pas besoin d'être anthropologue - être cinéphile suffit - pour savoir que chez les Iroquois, on ne déterre pas la hache de guerre parce que le chef a dit qu'il fallait le uploads/Philosophie/ e-quelques-avatars-historiques-de-la-notion-d-x27-opinion-publique.pdf

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