BIBLIOTHÈQUE DES TEXTES PHILOSOPHIQUES Directeur : Henri GOUHIER Gaston BACHELA
BIBLIOTHÈQUE DES TEXTES PHILOSOPHIQUES Directeur : Henri GOUHIER Gaston BACHELARD LA FORMATION DE L’ESPRIT SCIENTIFIQUE LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE J. VRIN Gas ton BACHELARD Professeur à la Faculté des L ettres de Dijon LA FORMATION DE L’ESPRIT SCIENTIFIQUE Contribution à une Psychanalyse de la connaissance objective PARIS L I B R A I R I E P H I L O S O P H I Q U E J. VRIN 6, Place de la Sorbonne (5e) 1947 Discours Prélim inaire I Rendre géométrique la représentation, c'est-à-dire dessiner les phénomènes et ordonner en série les événements décisifs d'une expérience, voilà ïa tâche première où s’affirme l'esprit scienti fique. C’est en effet de cette manière qu'on arrive à la quantité figurée, à mi-chemin entre le concret et F abstrait, dans une zone intermédiaire où l'esprit prétend concilier les mathématiques et l'expérience, les lois et les faits. Cette tâche de géométrisation qui sembla souvent réalisée — soit après le succès du cartésianisme, soit après le succès de la mécanique newtonienne, soit encore avec l'optique de Fresnel — en vient toujours à révéler une insuffi sance. Tôt ou tard, dans la plupart des domaines, on est forcé de constater que cette première représentation géométrique, fondée sur un réalisme naïf des propriétés spatiales, implique des conve nances plus cachées, des lois topologiques moins nettement solidaires des relations métriques immédiatement apparentes, bref des liens essentiels plus profonds que les liens de la représen tation géométrique familière. On sent peu à peu le besoin de travailler pour ainsi dure sous l'espace, au niveau des relations essentielles qui soutiennent et l'espace et les phénomènes. La pensée scientifique est alors entraînée vers des « constructions « plus métaphoriques que réelles, vers des « espaces de configuration » dont l’espace sensible n'est, après tout, qu'un pauvre exemple. Le rôle des. mathématiques dans la Physique contemporaine dépasse donc singulièrement ïa simple description géométrique* Le mathématisme est non plus descriptif mais formateur* La science de la réalité ne se contente plus du comment phénomé nologique ; elle cherche le pourquoi mathématique. Aussi bien, puisque le concret accepte déjà l'inform ation géo métrique, puisque le concret est correctement analysé par l'abs trait, pourquoi n ’accepterions-nous pas de poser Vabstraction comme la démarche normale et féconde de l’esprit scientifique. En fait, si l’on m édite sur l’évolution de l’esprit scientifique 6 XÏISC O tm S PRÉEilSEIN'À.ÎRE on décèle bien vite un élan qui va du géométrique plus ou moins visuel à l'abstraction complète. Dès qu'on accède à une toi géo métrique pu réalise une inversion spirituelle très étonnante, vive et douce comme une génération ; à la curiosité fait place l'espé rance. de créer. Puisque la première représentation géométrique des phénomènes est essentiellement une m ise en ordre, cette première mise en ordre ouvre devant nous les perspectives d'une abstraction alerte et conquérante qui doit nous conduire à organiser ration nellement la phénoménologie comme une théorie de l’ordre pur. Alors ni le désordre ne saurait être appelé un ordre méconnu, ni l'ordre une simple concordance de nos schémas et des objets comme cela pouvait être le cas dans le règne des données immé diates de la conscience. Quand il s'agit des expériences conseillées ou construites par la raison, l'ordre est une vérité, et le désordre une erreur. L'ordre abstrait est donc un ordre prouvé qui ne tom be pas sous les critiques bergsoniennes de l'ordre trouvé. Nous nous proposons, dans ce livre, de montrer ce destin gran diose de la pensée scientifique abstraite. Pour cela, nous devrons prouver que pensée abstraite n'est pas synonyme de mauvaise conscience scientifique, comme semble l’impliquer l'accusation banale. Il nous faudra prouver que l'abstraction débarrasse l'esprit, qu'elle allège l'esprit, qu'elle le dynamise. Nous fournirons ces preuves en étudiant plus particulièrement les difficultés des abs tractions correctes, en marquant l’insuffisance des premières ébauches, la lourdeur des premiers schémas, en soulignant aussi le caractère discursif de la cohérence abstraite et essentielle qui ne peut pas aller au but d'un seul trait- E t pour mieux montrer que la démarche de l’abstraction n'est pas uniforme, nous n'hésite rons pas à employer parfois un ton polémique en insistant sur le caractère d’obstacle présenté par l'expérience soi-disant concrète et réelle, soi-disant naturelle et immédiate. Pour hien décrire le trajet qui va de la perception réputée exacte à l'abstraction heureusement inspirée par les objections de la raison, nous étudierons de nombreux rameaux de l'évolution scientifique. Comme les solutions scientifiques ne sont jamais, sur des problèmes différents, au même stade de maturation, nous ne présenterons pas une suite de tableaux d'ensemble ; nous ne craindrons pas d'émietter nos arguments pour rester au contact de faits aussi précis que possible. Cependant, en vue d'une clarté de premier aspect, si l'on nous forçait de mettre de grossières étiquettes historiques sur les différents âges de la pensée, scienti fique, nous distinguerions assez bien trois grandes périodes : Biscctm s p&j&ïÆBïmAmK La première période représentant l’état préscier Ifique compren drait à la fols F antiquité classique et les siècles de renaissance et d’efforts nouveaux avec le xvi®, Se xvn® et même le xvm® siècles. La deuxième période représentant l’état scientifique, en prépa ration 1 à la fin du xvm® siècle, s’étendrait sur tout le xrx® siècle et sur le début du x x e. En troisième Heu, nous fixerions très exactement Fère du nouvel esprit scientifique en 1905, au moment où la Relativité einsteinienne vient déformer des concepts primordiaux que l’on croyait à jamais immobiles. A partir de cette date, îa raison multiplie ses objections, elle dissocie et réapparente les notions fondamentales, elle essaie les abstractions les plus audacieuses. Des pensées, dont une seule suffirait à illustrer un siècle, apparaissent en vingt-cinq ans, signes d’une maturité spirituelle étonnante. Telles sont la méca nique quanti que, la mécanique ondulatoire de Louis de Broglie, la physique des matrices de Heisenberg, la mécanique de Dirac, les mécaniques abstraites et bientôt sans doute les Physiques abstraites qui ordonneront toutes les possibilités de l’expérience. Mais nous ne nous astreindrons pas à inscrire nos remarques particulières dans ce triptyque qui ne nous permettrait pas de dessiner avec assez de précision les détails de l’évolution psycho logique que nous voulons caractériser. Encore une fois, les forces psychiques en action dans la connaissance scientifique sont plus confuses, plus essouffiees, plus hésitantes, qu’on ne l’imagine quand on les mesure du dehors, dans les livres où elles attendent le lecteur. Il y a si loin du livre imprimé au livre lu, si loin du livre lu au livre compris, assimilé, retenu ! Même chez un esprit clairs il y a des zones obscures, des cavernes où continuent à vivre des ombres. Même chez l’homme nouveau, il reste des vestiges du vieil homme* En nous, le xvm® siècle continue sa vie sourde ; il peut — hélas — réapparaître. Nous n’y voyons pas, comme Meyerson, une preuve de la permanence et de la fixité de la raison humaine, mais bien plutôt une preuve de la somnolence du savoir, une preuve de cette avarice de l’homme cultivé ruminant sans cesse le même acquis, la même culture et devenant, comme tous les avares, victime de l’or caressé.. Nous montrerons, en effet, l’endosmose abusive de l’assertorique dans l’apodictique, de la mémoire dans la raison. Nous insisterons sur ce fait qu’on ne peut se prévaloir d’un esprit scientifique tant qu’on n’est pas assuré, à tous les moments de la vie pensive, de reconstruire tout son savoir. Seuls les axes rationnels permettent ces reconstructions. 8 m s c o r m s p r é l i m i n a i r e Le reste est basse mnémotechnie. La patience de l'érudition n'a rien à voir avec la patience scientifique. Puisque tout savoir scientifique doit être à tout moment recons truit; nos démonstrations épistémologiques auront tout à gagner à se développer au niveau des problèmes particuliers, sans souci de garder l'ordre historique. Nous ne devrons pas non plus hésiter à multiplier les exemples si nous voulons donner l’impression que, sur toutes les questions, pour tous les phénomènes, il’ faut passer d’abord de l’image à la forme géométrique, puis de là forme géométrique à la forme abstraite, poursuivre la voie psychologique normale de la pensée scientifique. Nous partirons donc, presque toujours, des images, souvent très pittoresques, de la phénomé nologie première ; nous verrons comment, et avec quelles diffi cultés, se substituent à ces images les formes géométriques adé quates. Cette géométrisation si difficile et si lente, on ne s’étonnera guère qu’elle s’offre longtemps comme une conquête définitive et qu’elle suffise à constituer le solide esprit scientifique tei qu'il apparaît au x ix e siècle. On tient beaucoup à ce qu’on a péniblement acquis. Il nous faudra pourtant prouver que cette géométrisation est un stade intermédiaire. . Mais ce développement suivi au niveau de questions parti culières, dans le morcellement des problèmes et des expériences, ne sera clair que si l’on nous permet, cette fois en dehors de toute correspondance historique, de parler d’une sorte de loi des trois états pour l’esprit scientifique. Dans sa formation individuelle, uploads/Philosophie/ gaston-bachelard-la-formation-de-l-x27-esprit-scie-pdf.pdf
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- Publié le Nov 23, 2021
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