LE CERVEAU « SOCIAL » Chimère épistémologique et vérité sociologique Alain Ehre

LE CERVEAU « SOCIAL » Chimère épistémologique et vérité sociologique Alain Ehrenberg Editions Esprit | Esprit 2008/1 - Janvier pages 79 à 103 ISSN 0014-0759 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-esprit-2008-1-page-79.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Ehrenberg Alain, « Le cerveau « social » » Chimère épistémologique et vérité sociologique, Esprit, 2008/1 Janvier, p. 79-103. DOI : 10.3917/espri.0801.0079 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Editions Esprit. © Editions Esprit. 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Wittgenstein, le scepticisme, la moralité et la tragédie, [1979], trad. fr. 1996 DEUX raisons conduisent le sociologue à s’intéresser aux neuro- sciences. D’abord, les neurosciences, les sciences cognitives et, plus généralement, le naturalisme connaissent une diffusion sociale iné- dite : les relations corps-esprit-société sont sorties des discussions entre spécialistes pour devenir un sujet commun de préoccupation, par l’intermédiaire de la souffrance psychique et de la santé mentale. Ensuite, la subjectivité, les émotions, les sentiments moraux, sont une question transversale à la biologie, à la philosophie et à la socio- logie et un thème stratégique : on y trouverait le secret de la socialité humaine1. Les conceptions naturalistes commencent à imprégner la société, et pas seulement la psychiatrie, depuis les années 1980 aux États- Janvier 2008 79 * Je remercie Pierre-Henri Castel et Marc-Olivier Padis pour leur lecture critique. 1. The Economist (23 décembre 2006) a intitulé (ironiquement ?) son “Survey on the brain”: “Who do you think you are?”. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.61 - 08/02/2015 18h31. © Editions Esprit Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.61 - 08/02/2015 18h31. © Editions Esprit Unis et les années 1990 en France. Les neurosciences ont contribué à changer le statut du cerveau au sens où celui-ci n’est plus seulement considéré dans sa dimension médicale, mais a aussi acquis une va- leur sociale qui n’existait pas il y a encore peu dans la vie quoti- dienne, la vie politique et les références culturelles – les hebdoma- daires français consacrent désormais un marronnier annuel aux neurosciences2, comme ils le font depuis longtemps avec la psycha- nalyse. Le cerveau, ainsi, n’est plus seulement étudié pour les patho- logies mentales et neurologiques. On parle de « cerveau social » pour évoquer l’idée que les « com- portements » sociaux s’expliquent pour l’essentiel par le fonctionne- ment cérébral. Le cerveau apparaît donc comme le substrat biolo- gique conditionnant la socialité et la psychologie humaines. Entre l’homme biologique et l’homme social, on ne saurait donc plus très bien où l’on en est aujourd’hui. Cet article a pour objectif de montrer que l’on en sait un peu plus que ce que l’on croit. La notion de « cerveau social3 » est l’occasion d’utiliser une propo- sition de Marcel Mauss : C’est […] la totalité biologique que rencontre la sociologie. Ce qu’elle observe partout et toujours, c’est non pas l’homme divisé en comparti- ments psychologiques, ou même en compartiments sociologiques, c’est l’homme tout entier4. Remplacez compartiments par facteurs (psychologique, biologique, sociologique), et cette phrase prend un ton très contemporain. En quoi la sociologie rencontre-t-elle l’homme total ? Et que veut dire « homme total » ? L’expression ne doit surtout pas être comprise comme un humanisme ou une invitation à ne pas réduire l’homme à une marchandise, mais comme une démarche. L’intérêt manifesté pour le social par les neuroscientifiques contraint les sociologues à clarifier leur cœur de métier : quel est ce niveau de la réalité humaine que la sociologie a découvert, niveau dont l’absence rendrait cette réalité incompréhensible ? Chercher à répondre à cette question est l’exigence minimale pour des discus- sions raisonnées entre neurobiologie et sociologie et pour sortir de la confusion dans laquelle nous plongent « les guerres du sujet5 ». Le cerveau «social». Chimère épistémologique et vérité sociologique 2. Sciences humaines consacre, dans sa livraison de mai 2006, un dossier à la question : « Les émotions donnent-elles sens à la vie ? » L’introduction de la revue Critique, février 2007, consacrée aux émotions en histoire, souligne combien ce thème doit aux neurosciences et à la psychologie cognitive. 3. Cerveau social, cognition sociale, neurosciences cognitives, neurosciences sociales, ces étiquettes désignent la même chose : la prétention à rendre compte du social à partir du cer- veau. 4. M. Mauss, « Divisions et proportions des divisions de la sociologie » (1927), Œuvres, 3, p. 213. 5. Cet article poursuit les réflexions collectives et personnelles amorcées dans les dossiers « La santé mentale et ses professions », Esprit, mai 2004 et « Les guerres du sujet », Esprit, novembre 2004. 80 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.61 - 08/02/2015 18h31. © Editions Esprit Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.61 - 08/02/2015 18h31. © Editions Esprit Les conceptions que je vais analyser ne sont pas les neurosciences en général, mais le programme fort ou grandiose qui prétend identi- fier connaissance du cerveau, connaissance de soi et connaissance de la société6. Il relève d’un naturalisme réductionniste qui n’est pas une abstraction, mais une question pratique, donc politique : pensons aux expertises collectives de l’INSERM sur la santé mentale7 qui partici- pent de l’ancrage de ce naturalisme dans la vie sociale. Elles ont déchaîné nos passions nationales : crise du sujet, nouvelles formes de domination des classes populaires, modèle anglo-saxon, etc. De plus, ces conceptions ont le grand intérêt d’être puissantes non seulement dans les sciences neurales, mais aussi dans les sciences sociales8. Le programme grandiose est un aspect, et peut-être le plus important par sa légitimité, de ce retour du Sujet qui caractériserait l’individua- lisme contemporain depuis le tournant des années 1980. Il participe de la croyance que les hommes ont d’abord un Soi (ici, biologique), auquel s’ajoute une relation intersubjective. Disparaît alors de l’ana- lyse le monde et donc le fait naturel que l’homme vit en commun, que la convention fait partie de la nature humaine9. Le paradoxe des neu- rosciences est qu’en éliminant la question des valeurs, trop subjec- tives, et en se focalisant exclusivement sur des faits, objectifs, elles reproduisent l’illusion individualiste la plus commune. Une réflexion sur ce qui différencie (et relie) un fait biologique et un fait social est alors une nécessité pratique.  Dans une première partie, je m’intéresserai au laboratoire, au dis- positif et aux méthodes d’administration de la preuve telles qu’elles apparaissent dans les articles scientifiques des grandes revues inter- nationales psychiatriques, neuropsychologiques et biologiques. L’exemple choisi est l’empathie, et cela pour trois raisons : 1. les approches naturalistes l’identifient à la socialité humaine ; 2. elle est devenue une cible d’action en psychopathologie, notamment à partir du cas de l’autisme et des schizophrénies, et le thème s’étend aux troubles du comportement comme l’hyperactivité avec déficit d’atten- Le cerveau «social». Chimère épistémologique et vérité sociologique 6. Dans « Le sujet cérébral » (Esprit, novembre 2004), dont cet article est la suite, j’avais proposé de distinguer un programme fort (ou grandiose) et un programme faible (ou modéré)… 7. P.-H. Castel, « Psychanalyse et psychothérapies : que sait-on des professions sur les- quelles on veut légiférer ? », Esprit, mai 2004 ; A. Ehrenberg, « Malaise dans l’évaluation de la santé mentale », Esprit, mai 2006, et « Épistémologie, sociologie, santé publique : tentative de clarification », Neuropsychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, sous presse. 8. Voir A. Ehrenberg, « Sciences sociales, sciences neurales : de la sociologie individualiste à la sociologie de l’individualisme (de Mauss à Wittgenstein et retour) », dans M. Wievorka (sous la dir. de), les Sciences sociales en mutation, uploads/Philosophie/ ehrenberg-alain-le-cerveau-social-chimere-epistemologique-et-verite-sociologique 1 .pdf

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