INTELLECTUELS, HISTOIRE ET SCIENCES SOCIALES Société d'études jaurésiennes | «

INTELLECTUELS, HISTOIRE ET SCIENCES SOCIALES Société d'études jaurésiennes | « Cahiers Jaurès » 2013/4 N° 210 | pages 127 à 162 ISSN 1268-5399 DOI 10.3917/cj.210.0127 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-cahiers-jaures-2013-4-page-127.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Société d'études jaurésiennes. © Société d'études jaurésiennes. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Ce lieu commun de l’histoire de la philosophie française, qui trouve peut-être son origine dans le silence obstiné opposé par l’auteur de Matière et mémoire à des « disciples » et des critiques bien empressés d’enrôler son œuvre dans leurs combats séculiers, continue pourtant d’avoir cours, en dépit des recherches pointues qui le démentent 3. On sait du reste avec quelle fer- veur et dans quelles turbulences l’œuvre de Bergson fut reçue en France : son extraordinaire investissement politique, en pleine crise du rationa- lisme, demeure un phénomène intellectuel inédit et complexe, qui excède le simple caractère du débat philosophique 4. Au-delà des motifs et des séquences identifiés de la parole et de l’action publiques de l’homme Henri Bergson – les discours de guerre, les deux missions diplomatiques auprès de Woodrow Wilson, la participation aux travaux de la Société des Nations – c’est bien la question de la pensée politique du philosophe qui se pose avec insistance, et de cette pensée singulièrement que l’œuvre philosophique, dans ses interstices et dans ses silences, mais aussi dans ses développements parfois négligés, laisse entendre. Questionner, au-delà de l’« effet en retour » 5 de l’action publique, le déploiement d’une pensée politique dans l’œuvre philosophique de Berg- 1. Georges POLITZER, La fin d’une parade philosophique : le bergsonisme, Paris, Les Revues, 1929 ; le pamphlet, réédité dans les années 1950 aux Éditions sociales, vient d’être republié : G. POLITZER, Contre Bergson et quelques autres écrits philosophiques, Paris, Flammarion, 2013. 2. Paul NIZAN, Les chiens de garde, Paris, Rieder, 1932. Réédition : P. NIZAN, Les chiens de garde, Marseille, Agone, 2012. 3. Philippe SOULEZ, Bergson politique, Paris, PUF, 1989 ; P. SOULEZ et Frédéric WORMS, Bergson : biographie. Paris, PUF, 2002 [1997]. 4. François AZOUVI, La gloire de Bergson. Essai sur le magistère philosophique, Paris, Gallimard, 2007. 5. P. SOULEZ, Bergson politique, op. cit., p. 209. © Société d'études jaurésiennes | Téléchargé le 28/09/2021 sur www.cairn.info (IP: 84.122.193.226) © Société d'études jaurésiennes | Téléchargé le 28/09/2021 sur www.cairn.info (IP: 84.122.193.226) CAHIERS JAURÈS, N° 210, OCTOBRE-DÉCEMBRE 2013 128 son : telle est l’entreprise de cette cinquième livraison des Annales bergso- niennes, qui s’appuie sur un imposant travail collectif de relecture et de mise en perspective de l’œuvre avec celle de quelques contemporains, et de Jean Jaurès en particulier. Dirigé par Frédéric Worms et préfacé par Vincent Peillon, Bergson et la politique figure d’abord comme un solide témoignage de la vitalité des études bergsoniennes en France, si l’on en croit la diversité des travaux qui le composent. Outre deux inédits 1, le lecteur y trouve en effet les actes de trois colloques distincts : l’un organi- sé en 2009 à l’École Normale Supérieure et consacré à Bergson et Jaurès 2, les deux autres, tenus la même année à Liège et à Sofia, ayant pour objet central Les deux sources de la morale et de la religion 3 ; l’ensemble est clôtu- ré par une série de varia qui donnent à voir la présence et les appropria- tions de Bergson hors de France 4. Imposant travail, on le voit, qui parti- cipe pleinement de l’entreprise de réactualisation de l’œuvre bergso- nienne en France, telle qu’elle est assumée, depuis 2007, par la jeune équipe réunie autour de Frédéric Worms, responsable de la réédition critique des œuvres du philosophe aux PUF 5. Mettre Jaurès et Bergson en regard, tel qu’ils se le proposent au- jourd’hui, relève, il faut le dire, du défi. De la relation que les deux philo- sophes entretinrent, en effet, on ne connaît guère que les petits faits et les anecdotes légués par la légende dorée normalienne : l’ascendant du « ca- cique » tarnais, le flegme de « la miss », « l’affaire » Ollé-Laprune, le clas- sement à l’agrégation de philosophie 6... Dépasser l’anecdotique et le lé- gendaire pour documenter cette « relation insaisissable » 7, selon le mot de Camillle Riquier, y compris et surtout dans la construction divergente et 1. Une correspondance de cinq lettres de Bergson à Ferdinand Buisson, commentée par Gilles Candar, et un article de Souleymane Bachir Diagne traduit et présenté par Yala Kisudiki. 2. « Bergson et Jaurès : métaphysique, politique et histoire ». Colloque de l’ENS, Paris, 28 novembre 2009. 3. « Y’a-t-il une politique bergsonienne ? Autour des Deux sources de la morale et de la religion ». Colloque de Liège, les 13 et 14 février 2009 ; « Henri Bergson. Les deux sources de la morale et de la religion ». Colloque de Sofia, les 6 et 7 novembre 2009. 4. F. WORMS (dir.), Annales bergsoniennes. Tome V : Bergson et la politique : de Jau- rès à aujourd’hui, Paris, PUF, 2012, désormais cité : BP, pagination. 5. Huit volumes parus depuis 2007, auxquels il faut ajouter un volume d’Écrits phi- losophiques et sa déclinaison en neuf exemplaires d’ « essais et conférences », dits « petits Bergson ». 6. Bergson est reçu deuxième, devant Jaurès, troisième. 7. Camille RIQUIER, « Jaurès, un chaînon manquant entre l’Essai et Matière et mé- moire ». BP, p. 120. © Société d'études jaurésiennes | Téléchargé le 28/09/2021 sur www.cairn.info (IP: 84.122.193.226) © Société d'études jaurésiennes | Téléchargé le 28/09/2021 sur www.cairn.info (IP: 84.122.193.226) LECTURES 129 concurrente de deux pensées : tel est donc précisément l’intérêt de la dé- marche promue ici 1. Une certitude, d’abord, et un point de départ : Jaurès a beaucoup fait la guerre à Bergson, une « guerre à sens unique » 2 faite des attaques voilées et des provocations polémiques du premier, auxquelles n’a d’ailleurs jamais répondu que le silence du second. Le motif de Jaurès ? Le combat politique et philosophique de l’irrationalisme sous toutes ses formes. « Sous le nom de philosophie de l’instinct ou de l’intuition », le député de Carmaux entrevoit et dénonce très tôt le risque d’une « abdica- tion de l’intelligence », comme il le dit, en 1914 encore, aux obsèques de Francis de Pressensé 3. Au-delà des seules forces antirépublicaines, royalis- tes ou cléricales, c’est bien la tendance au fossoyage intellectuel de l’esprit émancipateur et critique, du sapere aude des Lumières qui est ici visé. Dans une contribution consacrée aux accords et aux désaccords des deux philosophes, Vincent Duclert rappelle utilement les motifs d’une diver- gence de vues politiques et conceptuelles liée à une appréhension fonda- mentalement différente du statut de la raison, de la connaissance et de l’action. Motifs profonds, motifs sérieux, mais qui n’empêchent pas toute forme de dialogue ultérieur. Car ce que disent et maintiennent les intervenants de ce recueil, c’est que la somme des points d’achoppement entre les deux œuvres de Berg- son et de Jaurès dissimulent autant qu’ils les manifestent des points de convergence inattendus. Revenant de façon liminaire sur la séquence biographique normalienne des deux philosophes, Gilles Candar montre bien le respect et l’estime mutuels qui sous-tendent leur relation 4. Après l’École, entre 1889 (date de parution de l’Essai sur les données immédiates de la conscience) et 1891 (celle de la thèse principale de Jaurès De la réalité du monde sensible), les œuvres des deux philosophes entrent d’ailleurs à bien des égards en résonance, sinon en dialogue. Dans une contribution de grande tenue, Camille Riquier redéploie cette séquence intellectuelle inaugurale, en proposant l’hypothèse d’une reprise par Bergson, dans le 1. Selon une entreprise qui dit à plusieurs reprises ce qu’elle doit aux travaux d’André ROBINET : Jaurès et l’unité de l’être. Paris, Seghers, 1964 ; Bergson et les métamor- phoses de la durée. Paris, Seghers, 1965 ; Péguy entre Jaurès, Bergson et l’Église. Métaphysi- que et politique. Paris, Seghers, 1968. 2. C. RIQUIER, « Jaurès, un chaînon manquant entre l’Essai et Matière et mémoire », BP, p. 120. 3. Cité par Vincent DUCLERT, « De la dispute des systèmes à la dignité de la philo- uploads/Philosophie/ gilles-candar-2013-intellectuels-histoire-et-sciences-sociales.pdf

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