L’ETHIQUE Institut Pasteur de Tunis, le 14 juin 1995 HADDAD-CHAMAKH Fatma Profe

L’ETHIQUE Institut Pasteur de Tunis, le 14 juin 1995 HADDAD-CHAMAKH Fatma Professeur de philosophie à l’Université de Tunis Membre du Comité National d’Ethique Médicale Nous sommes réunis aujourd’hui pour parler d’éthique, à la demande de certains membres et du Président du Comité National d’Ethique Médicale, créé — sur proposition du Ministre de la Santé Publique — par le décret ministériel n° 94-1939 du 13 septembre 1994, paru au Journal Officiel de la République Tunisienne du 27 septembre 1994, fixant ses attributions, sa composition et ses modalités de fonctionnement et entré en fonction le 20 avril 1995. Lors de ses deux précédentes réunions, il est apparu, au cours de nos discussions, qu’avant d’entreprendre les travaux qui constituent l’essentiel de sa mission (cf. l’article premier du décret : — « donner son avis sur les problèmes [moraux] qui sont soulevés par la recherche dans les domaines de la biologie, de la médecine et de la santé ; — édicter les grands principes qui permettent de concilier les progrès technologiques … avec les normes éthiques et juridiques, les valeurs humaines, les droits de l’homme et les réalités sociales, économiques et culturelles »), le Comité a voulu définir le terme d’éthique, qui le désigne et définit sa mission, et m’a chargée de cette tâche. L’exposé que j’ai l’honneur de vous présenter aujourd’hui est une réponse à cette demande. Je me propose de vous communiquer au cours de cet exposé en trois parties, une définition de l’éthique — prise en son sens général d’éthique philosophique — qui pourrait servir de point de départ à nos débats. Le plan suivant servira de fil conducteur à l’exposé. 1. Situation actuelle et état des lieux en éthique : « la demande d’éthique » ; 2. Les étapes du retour à l’éthique ; 3. L’éthique : définition et problèmes. Avant d’aborder le premier point de l’exposé je voudrais apporter une précision : l’objet de mon exposé c’est l’éthique philosophique entendue provisoirement comme « science ayant pour objet le jugement d’appréciation en tant qu’il s’applique à la distinction du bien et du mal »1, ou bien encore, selon l’usage courant du mot, comme science de la morale, c’est-à-dire comme « théorie de l’action humaine en tant qu’elle est soumise à des lois morales, au devoir et qu’elle vise le bien comme fin ». Je ne compte pas traiter de l’éthique spéciale, par exemple de la bioéthique, ni de l’éthique professionnelle qui a pour objet, comme déontologie, certaines sortes de devoirs rattachés à des professions spécifiques (comme celles de la santé). 1 André LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la Philosophie [16ème édition], Paris, PUF, 1988, pp. 305-306. 1 1. La situation actuelle de l’éthique : état des lieux : « la demande d’éthique » La plupart des États, tout comme la communauté internationale sous l'autorité des institutions internationales qui gèrent ses affaires juridiques, économiques et politiques ainsi que culturelles et de santé, sont demandeurs d’éthique. Comme le remarque Paul Ricœur dans « Postface au Temps de la responsabilité », reprise dans son livre Lectures 1. Autour du politique, le monde est en situation de demandes nouvelles d’éthique, à cause « des mutations qui affectent la nature profonde, la qualité de l’agir humain à l’âge présent des sciences, des techniques et de la vie politique » 2. Cette situation de demande d’éthique est en même temps une situation où l’enjeu est bien l’auto-réalisation de l’homme mais encore inaccomplie et inachevée et où diverses interprétations religieuses, onto-théologiques, rationalistes, concernant cet horizon commun s’affrontent. L’éthique n’échappe pas, selon l’analyse de Ricœur, au conflit des interprétations : l’éthique est éclatée et le seul lieu où ce conflit peut se poursuivre dans le respect des différences, c’est un lieu politique, celui de la démocratie (p. 219). Pour Ioanna Kuçuradi, philosophe turque, secrétaire générale de la Fédération Internationale des Sociétés de Philosophie, l’éthique — comme elle l’a souligné lors des Entretiens de l’Académie internationale des sciences à Fribourg en 1990 —, entendue comme discipline philosophique, après avoir été négligée tout au long du XXème siècle — la preuve en est que, face à la demande de « valeurs spirituelles », chaque culture s’est mise à rechercher dans son propre fond culturel ses propres valeurs traditionnelles, sans référence à une éthique philosophique [s’appuyant sur et induisant des valeurs universalistes] —, fleurit en de nombreuses branches d’éthiques professionnelles, d’éthiques spéciales, comme l’éthique médicale, la bioéthique, l’éthique écologiste, comme si les approches philosophiques classiques de l’éthique ne fussent pas équipées pour traiter des problèmes issus du développement des sciences et des techniques. Ce qui rend cette demande d’éthique plus urgente aujourd’hui qu’en d’autres temps ce sont deux ordres de fait, liés à l’un à l’autre, qui accentuent le « déficit éthique » : « la perte de référence objective dans l’ordre moral » (Paul Ricœur) et la crise intellectuelle, idéologique, morale (au sens de ce qui concerne les « mœurs », c’est-à-dire les usages et les attitudes des sociétés et des individus) que connaissent toutes les cultures, traditionnelles ou modernes, comme le montre à l’évidence la préoccupation d’organismes internationaux concernés par la science, l’éducation, la culture qui organisent des conférences internationales sur le thème des « nouvelles approches éthiques » [Djakarta, 1990]3. Dans sa communication I. Kuçuradi s’interroge sur l’origine de la crise et tente de l’expliquer. La thèse de la philosophe turque mérite d’être citée pour une double raison : elle est claire et ingénieuse, en un mot elle est heuristique ; la crise surgit, affirme-t-elle, lorsqu’un groupement humain se crispe sur ses anciennes normes culturelles dans des contextes de changements rapides et de mutations sociales et culturelles ou fait retour aux plus archaïques et refuse de s’adapter aux nouvelles normes, une fois celles-ci créées. Il faut ajouter que la crise qui affecte toutes ces cultures en cette fin de millénaire n’est pas la première du genre qu’ait connue notre XXème siècle, siècle de progrès mais aussi d’expansion, de violence : il y eut celle de la Première Guerre Mondiale (« théâtre de l’affrontement des droits de l’homme »)4 puis celle des années 30, précédant et suivant la prise de l’Etat par les nazis, en Allemagne, enfin celle des années 40 accompagnant la 2 Paul RICŒUR, Lectures 1. Autour du politique, Paris, Seuil, 1991. 3 Cf. Ioanna KUÇURADI, « A different approach to Ethics », Djakarta, 1990. 4 Cf. Michel TIBON-CORNILLOT, « Respect éthique, biologie, médecine », in Encylopœdia universalis, Paris, 1990, Symposium, « L’homme en question », p. 53. 2 Deuxième Guerre Mondiale et la mise en place de régimes totalitaires et répressifs en Europe après qu’ils eussent été mis à l’épreuve par les puissances européennes hors d’Europe, dans leurs empires coloniaux. Crises décrites en termes lucides et en profondeur par le philosophe allemand E. Husserl (La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, 1936) et le fondateur viennois de la psychanalyse, Freud (Malaise dans la civilisation, 1930). Ce qui caractérise la situation éthique contemporaine c’est, comme on l’a dit, une sorte d’écartèlement des consciences entre la hauteur sublime des principes éthiques et les pratiques morales, politiques, économiques, collectives et individuelles, contraires à toutes les valeurs « humanistes » et placées sous le signe de l’amour du pouvoir et de l’argent. 2. Les étapes du passage du « déficit éthique » au retour de l’éthique Retour dû, il faut le reconnaître d’emblée, à un recours à l’éthique dans la tâche de remise en ordre des affaires du monde, en situation difficile, voire de catastrophe et de « régression », dans certaines de ses régions. Les effets et conséquences des deux guerres mondiales et de la dépression qui fonctionna comme leur trait d’union, furent immenses — et nous en sentons encore les effets aujourd’hui — non seulement dans les domaines des idées et des mœurs : ce furent une cascade de mutations, bouleversements, remises en cause de valeurs (ce qu’on peut appeler leur caractère « volatil ») avec perte du sens des limites, effacement de la valeur de l’homme et du sens, en éthique, en épistémologie, en esthétique. Critique des philosophies du sujet, ère du soupçon, antipsychiatrie, nihilisme éthique : ce furent des idéologie « réactives » — selon la terminologie nietzschéenne — qui se mirent en place et s’épanouirent tout au long du XXème siècle, siècle du mépris de l’humain et de la défense des droits de l’homme inéluctablement liés. A leur manière, les tenants et les promoteurs de ces idéologies hyper- relativistes ont tenté de combattre l’hypocrisie de l’excès de bonne conscience européenne ou américaine et de moralisme bourgeois. C’est ainsi que nous aboutissons à ce que certains appellent « l’ère du vide »5. C’est justement cette ère du vide qui me paraît avoir induit chez de nombreux philosophes contemporains un intérêt de plus en plus marqué pour l’éthique. Je voudrais citer quelques œuvres de philosophes européens qui constituent des textes de référence pour notre interrogation : Qu’est-ce que l’éthique ? En premier lieu, deux textes de Paul Ricœur qui rassemblent l’essentiel de sa philosophie morale, Soi-même comme un autre6, et Lectures 1. Autour du uploads/Philosophie/ ethique 2 .pdf

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