Chapitre 1 Le « Premier » Wittgenstein : des Carnets au Tractatus logico-philos
Chapitre 1 Le « Premier » Wittgenstein : des Carnets au Tractatus logico-philosophicus Sabine Plaud Le Tractatus logico-philosophicus est, comme chacun sait, non seulement le premier ouvrage publié par Ludwig Wittgenstein, mais le seul qu’il ait publié de son vivant. Si la parution de ce texte date de 1921, la rédaction en est antérieure de quelques années, puisqu’elle remonte à l’époque de la Première Guerre mondiale1. Dès 1914, Wittgenstein a déjà largement commencé à en élaborer les idées maîtresses : en témoignent les réfl exions qui sont consignées dans ses Carnets 1914-1916, texte où l’on voit s’élaborer progressivement les idées tractariennes et dont certaines formulations seront parfois reprises littéra- lement dans le Tractatus. Quant à l’élaboration du manuscrit proprement dit, elle remonte aux années 1917-1918, alors que Wittgenstein est engagé comme soldat volontaire sur le front russe, puis fait prisonnier au camp de Cassino2. C’est à son retour du front que le Viennois fi t publier son texte, d’abord sous le titre allemand de Logisch-philosophische Abhandlung, puis (sur les conseils de George Edward Moore) sous le titre plus accrocheur de Tractatus logico- philosophicus. Du point de vue formel, l’ouvrage consiste en un opuscule assez bref, constitué d’un ensemble de propositions numérotées, hiérarchisées et réparties en sept sections principales : 1. Le monde est tout ce qui a lieu. 2. Ce qui a lieu, le fait, est la subsistance d’états de choses. 3. L’image logique des faits est la pensée. 4. La pensée est la proposition pourvue de sens. 1. Pour des données biographiques sur le jeune Wittgenstein, voir notamment B. McGuinness, Wittgenstein. Les années de jeunesse, tr. fr. Y. Tennenbaum, Paris, Seuil, 1991 ; et R. Monk, Wittgenstein. Le devoir de génie, tr. fr. A. Gerschenfeld, Paris, Odile Jacob, 1993. 2. On dispose des traces de cette élaboration progressive grâce au Prototractatus. 22 Étapes de la pensée wittgensteinienne 5. La proposition est une fonction de vérité des propositions élémentaires. / (La proposition élémentaire est une fonction de vérité d’elle-même). 6. La forme générale de la fonction de vérité est : [ P, ξ, N( ξ)]. C’est la forme générale de la proposition. 7. Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence. Or une caractéristique singulière des idées proposées par le jeune Wittgenstein tient à l’oscillation qu’elles manifestent entre deux aspects tout à fait diff érents, voire incompatibles. D’une part, le fond de ces considé- rations est inspiré les idées de Gottlob Frege et de Bertrand Russell, et les problèmes théoriques abordés au cours de cette période sont fondamentalement des problèmes logiques ou logico-mathématiques (nature de la signifi cation, possibilité de la représentation propositionnelle…). D’autre part, les écrits du premier Wittgenstein témoignent d’une crise morale et religieuse, alimentée par la lecture d’auteurs tels que Tolstoï ou Dostoïevski, et favorisée par une expérience de la guerre entraînant un contact direct avec la mort. Il en résulte que la rigueur et l’austérité logique propres à cette première philosophie coexis- tent avec certains développements authentiquement mystiques, par exemple au sujet d’une animation universelle du monde1, du sens de la vie ou de la nature de l’éthique. Très présente dans les Carnets, une telle oscillation entre considérations logico-mathématiques et réfl exions mystico-éthiques ne dispa- raît pas de la version fi nale du Tractatus : si la version publiée du texte semble conférer une part plus importante au versant proprement logique, la dimension mystique qui continue à s’attacher à cet ouvrage reste incontestable, culminant notamment aux sections 6.4 et 6.5 où sont abordées des questions touchant à l’énigme du monde ou au « problème de la vie2 ». C’est cette diffi culté d’inter- prétation qui donnera ici son point de départ à notre lecture des thèses du premier Wittgenstein : comment penser les deux dimensions apparemment contradictoires mais inéliminables de cette première philosophie ? I. Le projet tractarien : exclure le non-sens Philosophie et critique du langage En vue de comprendre ce que Wittgenstein cherchait à faire dans son premier ouvrage, il est indispensable d’examiner l’avant-propos dans lequel 1. Voir par exemple C, 15-10-16 : « Souviens-toi donc que l’esprit du loup, du serpent, est ton esprit, car ta connaissance de l’esprit en général ne vient que de toi-même. » 2. Voir par exemple TLP, 6.521 : « La solution du problème de la vie, on la perçoit à la dispa- rition de ce problème. / (N’est-ce pas la raison pour laquelle les hommes qui, après avoir longuement douté, ont trouvé la claire vision du sens de la vie, ceux-là n’ont pu dire alors en quoi ce sens consistait ?). » Voir également encore la proposition 6.522 : « Il y a assurément de l’indicible. Il se montre, c’est le Mystique. » Chapitre 1. Le « Premier » Wittgenstein 23 il spécifi e ses intentions1. Ces pages constituent ainsi une sorte de cadre2, qui ne fait pas véritablement partie du corps de l’ouvrage mais qui, pour cette raison même, permet de jeter une lumière extérieure sur le projet qui y préside. L’auteur y expose son projet dans les termes suivants : Le livre tracera donc une frontière à l’acte de penser, – ou plutôt non pas à l’acte de penser, mais à l’expression des pensées : car pour tracer une frontière à l’acte de pensée, nous devrions pouvoir penser les deux côtés de cette frontière (nous devrions donc pouvoir penser ce qui ne se laisse pas penser). La frontière ne pourra donc être tracée que dans la langue, et ce qui est au-delà de cette frontière sera simplement dépourvu de sens3. À lire ce passage, il est tout à fait tentant de comparer le projet wittgenstei- nien au projet kantien de délimitation de la sphère de la connaissance possible. Simplement, le Viennois imprimerait un « tournant linguistique » à la délimi- tation en question, en se proposant non plus de délimiter l’acte de la pensée, mais l’expression linguistique de cette dernière. Voilà pourquoi, également, Wittgenstein présente parfois son travail de délimitation comme un travail « critique ». C’est le cas à la proposition 4.0031 de l’ouvrage qui stipule que « [t]oute philosophie est “critique du langage” », ainsi que dans ce même avant- propos où l’on peut lire que : Le livre traite des problèmes philosophiques, et montre – à ce que je crois – que leur formulation repose sur une mauvaise compréhension de la logique de notre langage. On pourrait résumer en quelque sorte tout le sens du livre en ces termes : tout ce qui proprement peut être dit peut être dit clairement, et sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence4. Si l’on prend au sérieux cette idée d’une critique du langage comme entre- prise de dissolution des faux problèmes issus d’une mauvaise compréhension de la logique de notre langue, il s’ensuit que le travail philosophique est un travail d’exclusion des non-sens qui, justement, naissent d’une telle compré- hension fautive : et c’est là, justement, ce que Wittgenstein suggère lorsqu’il écrit que ce qui est au-delà de la frontière qu’il entend tracer sera « simplement dépourvu de sens ». 1. Pour une étude détaillée de ce texte, voir J. Benoist, « Sur quelques sens possibles d’une formule de Wittgenstein », in S. Laugier (éd.) : Wittgenstein. Métaphysique et jeux de langage, Paris, PUF, 2001. 2. À ce sujet, voir A. Crary et R. Read (éd.) : Th e New Wittgenstein, Londres, Routledge, 2000, ainsi que l’article d’E. Halais dans la seconde partie de ce volume, « Le Tractatus logico-philosophicus de Cora Diamond ». 3. TLP, p. 31. 4. Id. 24 Étapes de la pensée wittgensteinienne L’auto-réfutation du Tractatus Comprenons bien que ces déclarations ne sont pas simplement program- matiques, mais correspondent eff ectivement à ce qui se produit dans le corps même de l’ouvrage, dont les diff érentes sections s’eff orcent de dégager les conditions de possibilité du discours doué de sens, pour exclure fi nalement les non-sens qui n’y satisfont pas. De là le célèbre paradoxe fi nal, qui veut que les propositions tractariennes elles-mêmes fassent partie des non-sens à exclure, et qui conduit Wittgenstein à formuler une injonction au silence en écho à celle de l’avant-propos : « Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence1. » Mais pourquoi faut-il considérer que les propositions du Tractatus ne satisfont pas aux conditions qu’elles ont elles-mêmes énoncées ? Pour le comprendre, il faut se référer à une distinction établie par Wittgenstein entre ce qui peut véri- tablement être dit (à savoir les faits du monde), et ce qui ne peut que se montrer, c’est-à-dire apparaître implicitement dans les propositions sans pouvoir faire l’objet d’un discours véritable2. Parmi ce qui ne peut que se montrer, on trouve notamment la forme de la représentation que toute proposition doit avoir en commun avec ce qu’elle décrit3, la forme logique de la proposition4, ainsi que la structure générale du langage, à laquelle correspond celle du monde. Dans ces conditions, il est manifeste que lorsque Wittgenstein, dans son avant-propos ainsi qu’à la section 4 de son uploads/Philosophie/ extrait-pdf.pdf
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- Publié le Oct 21, 2021
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