312 Frank Pierobon Quelques remarques sur la conception kantienne du jugement s
312 Frank Pierobon Quelques remarques sur la conception kantienne du jugement singulier par Frank Pierobon, Bruxelles A première vue, la différence que Kant fait dans sa Critique de la raison pure entre jugements particulier et singulier semble être dénuée d’une véritable importance philosophique. D’ailleurs, dans cette même veine, l’on s’est demandé très tôt s’il fal- lait vraiment que les catégories soient regroupées par trois plutôt que par deux, puisque la troisième semble résulter de la connexion des deux autres, et c’est l’ob- servation que le fidèle Johann Schultz s’enhardira à faire respectueusement au phi- losophe dans une lettre de 1784 dont nous aurons à reparler. Entre-temps, l’on s’est habitué: le caractère tout d’abord déconcertant de l’architectonique kantienne est ce qui disparaît à l’usage, sinon à l’usure; et s’il ne perd rien de son caractère insolite aux yeux des générations d’étudiants qui se penchent avec perplexité sur ces pages sacrées, cet «art des systèmes» paraît un décor baroque que l’on finit par oublier par la force de l’habitude pour se concentrer sur ce qui ferait office d’intrigue et peut se raconter à qui n’aurait pas lu l’œuvre. En nous attachant au thème somme toute mineur du «jugement singulier», nous voudrions montrer qu’il est pour le moins plus expédient d’essayer de comprendre les différents énoncés kantiens à travers leurs interrelations et par conséquent par leur situation respective au sein de la topique architectonique, que de nous en tenir à ce que ces énoncés semblent devoir dire à l’imagination philosophique, par eux- mêmes et de manière isolée. En cela, il semblerait que nous réduisions le thème du jugement singulier à l’illustration par l’exemple d’une méthode de lecture qui s’appuierait essentiellement sur l’architectonique, en faisant nôtre ce mot de Jules Vuillemin, qui écrivait que «tout système philosophique est architectonique. Celui de Kant l’est plus que tout autre, parce qu’il l’est délibérément.»1; il nous incombe- rait alors de lire «délibérément» un texte selon l’esprit dans lequel il a été rédigé. Mais il y a plus: le thème du jugement singulier, dans sa différenciation d’avec le jugement simplement particulier, ouvre sur ce que la logique perd toujours-déjà du sensible, en ce qu’elle fait abstraction de tout contenu. Est singulier ce qui se ren- contre dans l’expérience sensible et mieux encore ce qui, en elle, non seulement ma- nifeste une richesse de déterminations et de qualités secondes dont la connaissance ne peut rendre compte, de par ses généralisations, mais encore ce genre de phéno- 1 Cf. La théorie kantienne des modalités. Akten des fünften Internationalen Kant-Kongresses. Mainz 1981. Bonn, 149–167; repris dans L’intuitionnisme kantien. Vrin 1994. Kant-Studien 96. Jahrg., S. 312–335 © Walter de Gruyter 2005 ISSN 0022-8877 Brought to you by | provisional account Unauthenticated Download Date | 12/30/19 12:07 PM Quelques remarques sur la conception kantienne du jugement singulier 313 mène dont le mode d’organisation interne résiste indéfiniment à l’explication que Kant appellera «mécaniste» dans sa Critique de la faculté de juger, et qui corres- pond grosso modo à ce que l’entendement est capable de connaître, tel qu’il est dé- crit dans la première Critique. En un mot, le jugement singulier peut retenir notre attention avec fruit dès lors qu’en lui se recroisent les grandes thèses de l’idéalisme kantien et qu’il nous amène ainsi à porter sur elles un regard différent, qui, par cette différence même, permettrait de les discriminer. L’universel de la connaissance scientifique et le singulier porté par la réalité empirique de l’expérience sensible ne forment pas un couple de contraires – comme le feraient l’ensemble et le détail –; l’un des apports majeurs de la Critique de la faculté de juger sera cette «conclusion étonnante de l’Analytique du Goût», à savoir «[…] la revendication de la validité universelle pour un jugement singulier»2. Pour sortir de ce qui paraît n’être ici qu’un paradoxe incompréhensible mais acceptable dès qu’il s’impose de par l’autorité d’un si grand philosophe, il nous faut distinguer entre d’une part l’événement du connaître où, dans le meilleur des cas, la synthèse de l’entendement et de l’ima- gination présente subjectivement une harmonie sur laquelle le jugement de goût fait fond sans se poser la question de la vérité scientifique des représentations considé- rées, et d’autre part, le contenu de la connaissance pour lequel l’on reste indifférent à la qualité subjective de la synthèse cognitive. L’événement de l’expérience par laquelle je (re)connais ce cheval, parce qu’il m’apporte un plaisir caractéristique, me fait juger qu’il est beau et me fait sentir que ce sentiment naîtrait nécessairement en tout ceux qui le considèreraient. Toutefois, en dissociant ces deux perspectives pour résoudre le paradoxe d’un jugement singulier touchant à l’universel, l’on ne peut éviter de ressusciter ce qui semble être l’aporie fondamentale de l’idéalisme trans- cendantal kantien, à savoir le rapport entre la connaissance, les phénomènes et ce dont il y a phénomène. Ces grandes questions ayant été dessinées ici à larges traits, nous pouvons maintenant présenter nos analyses sous l’horizon qu’elles forment toutes ensemble pour y revenir in fine et proposer quelque élément de réponse ou, le cas échéant, prendre position par rapport à elles. Le jugement singulier dans la Critique de la raison pure Dans la Critique de la raison pure, Kant propose une nomenclature extrêmement systématique des jugements3; ceux-ci sont répartis en quatre titres: la quantité, la qualité, la relation et la modalité, chacun des titres comprenant trois «moments». 2 Vetö, Miklas: Les deux voies de l’idéalisme transcendantal – Kant et Schelling. J. Millon 1998, T. I, 230. 3 Critique de la raison pure (C.R.), Analytique transcendantale, Chapitre premier, seconde section: «de la fonction logique de l’entendement dans les jugements», A 70 / B 95, 827; cf.: KrV, AA 03: 87. Nous utilisons ici la traduction désormais classique de J.-L. Delamarre & François Marty: Œuvres. T. I. Bibliothèque de la Pléiade 1980. Brought to you by | provisional account Unauthenticated Download Date | 12/30/19 12:07 PM 314 Frank Pierobon Ainsi, le jugement singulier (einzelne) est le troisième «moment» de la Quantité, dont font également partie les jugements universels (allgemeine) et particuliers (be- sondere), dans la présentation suivante: Quantité des jugements Universels Particuliers Singuliers Nous avons donc affaire à une division tripartite, une «trichotomie». Or, sans pour autant entrer ici dans l’analyse de la systématicité catégorielle4, il est important de faire remarquer que toutes les divisions tripartites manifestent, selon une mise au point que Kant donne dans l’Introduction de sa Critique de la faculté de juger, «[…] ce qui est en général requis en vue de l’unité synthétique en général, à savoir 1° la condition, 2° un conditionné, 3° le concept qui résulte de l’union du conditionné avec sa condition»5. Pourtant, la différence paraît ténue, à la réflexion, entre «la fonction logique de l’entendement dans les jugements» (§9) et les «concepts purs de l’entendement ou des catégories» (§10) puisqu’il s’agit d’un côté de fonctions formelles, de l’autre des formes pures de tout contenu. Kant semble glisser aisément de l’un à l’autre, pivo- tant sur le concept intermédiaire de «synthèse pure», dont l’acte pur correspond à la fonction logique (le jugement) mais sans nécessairement s’y réduire, tandis que le contenu pur n’est autre que le «concept pur de l’entendement», ou selon le texte même du §106 cette «synthèse pure» en tant qu’elle est «représentée de manière gé- nérale». Autrement dit, l’adéquation entre l’acte producteur de la représentation et la représentation de l’acte lui-même est telle que l’on risque le plus souvent de la per- dre complètement de vue, bien qu’elle soit manifeste dans la composition des tables qui leur correspondent respectivement. En fait, il n’y aurait pas de différence entre l’acte de la représentation et la représentation de l’acte si l’on pouvait radicalement clore sur lui-même l’entendement dans son usage logique, et si, dans cet usage logi- que, l’on pouvait faire radicalement abstraction de tout contenu empirique et faire comme s’il n’y en avait jamais eu, et parallèlement, étendre le bénéfice de cette abs- traction à cet usage lui-même et faire comme si l’entendement, lorsqu’il fonctionne «logiquement», fonctionne en dehors de toute condition spatio-temporelle. L’organisation architectonique de l’entendement témoigne de ce qu’il est fonda- mentalement orienté vers l’expérience sensible, même en son usage logique où jus- 4 Cf. nos ouvrages Kant et la fondation architectonique de la métaphysique, et Système et représentation. J. Millon 1990 & 1993. 5 Cf. Critique de la faculté de juger, Introduction IX, note, 955 (traduction de J.-R. Ladmiral, Marc B. de Launay et Jean-Marie Vaysse, Œuvres, T. II), («[…] was zu der synthetischen Einheit überhaupt erforderlich ist, nämlich 1) Bedingung, 2) ein Bedingtes, 3) der Begriff, der aus der Vereinigung des Bedingten mit seiner Bedingung entspringt»; KU, AA 05: 197.); cf. Logique, notes de cours recueillies par G. B. Jäsche (1800), (Log, AA 09: 102), traduc- tion de L. Guillermit, Vrin 1989. Cette notation se rencontre dès 1784, entre autres, dans une lettre que Kant écrivait à Johann Schultz et dont nous faisons état plus loin. 6 Cf. KrV: B 104, 833. Brought to you by | provisional account Unauthenticated Download Date | 12/30/19 12:07 PM Quelques remarques sur uploads/Philosophie/ kant-studien-quelques-remarques-sur-la-conception-kantienne-du-jugement-singulier.pdf
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- Publié le Apv 30, 2021
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