INCERTITUDE, RATIONALITÉ ET INSTITUTION Une lecture croisée de Keynes et Simon
INCERTITUDE, RATIONALITÉ ET INSTITUTION Une lecture croisée de Keynes et Simon Nicolas Postel Presses de Sciences Po | « Revue économique » 2008/2 Vol. 59 | pages 265 à 289 ISSN 0035-2764 ISBN 9782724631050 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-economique-2008-2-page-265.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po. © Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Cette théorie les amène à prendre conscience du rôle des institutions sur le plan cognitif et, partant, sur celui de la coordination. Enfin, leurs deux théories se bouclent sur une même défense du rôle d’une certaine coercition sociale et politique, quoique sous une forme très différente. Ce parcours parallèle nous indique la voie à suivre : prendre davantage en compte la dimension éthique des institutions. UNcertaINty, ratIoNalIty aNd INStItUtIoN acroSS readINg of KeyNeS aNd SImoN Keynes and Simon traverse all two, fifty year from distance, an epistemolo- gically similar way. Both work out a theory of the rational action presenting very closed characteristics (intuitive, empirical and in a non calculative form). This theory leads them to become aware of the role of the institutions on the cognitive and coordinating level. Finally their two theories insist on the needing of a certain social and political coercion, though in a very different form. This parallel course indicates the way to us to be followed : we have to stress the lay on the ethical dimension of the economic institutions. Classification JEL : B21, B 41, B50, E 12, D 81 « agir signifie au sens le plus général prendre une initiative, entreprendre, mettre en mouvement. […] Il est dans la nature du commencement que débute quel- que chose de neuf auquel on ne pouvait s’attendre. » (a. arendt [1961], p. 234). Il y a dans toute prise de décision un risque qui tient au fait que l’action écono- mique se déploie dans un environnement humain dans lequel, on le sait au moins depuis la philosophie aristotélicienne, règne la « contingence ». l’action écono- mique se déploie en effet dans le cadre d’une pluralité d’actions et d’acteurs * Université lille1 et clerse (umr 8019 cnrs). correspondance : ustl (lille 1), faculté des Scien- ces économiques et sociales, 59655 Villeneuve-d’ascq cedex. courriel : nicolas.postel@univ-lille1.fr l’auteur remercie les deux referees anonymes de la Revue économique, dont les remarques ont permis d’améliorer nettement la clarté et la lisibilité du texte. Nous remercions aussi pour leurs criti- ques et commentaires : arnaud Berthoud, oliver favereau, Étienne farvaque et Benoît lengaigne. Nous restons évidemment seul responsable du contenu de cet article. © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 25/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 82.124.23.113) © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 25/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 82.124.23.113) Revue économique 266 Revue économique – vol. 59, N° 2, mars 2008, p. 265-290 qui interagissent, tant et si bien que les conséquences de notre acte dépendent essentiellement de la manière dont les autres acteurs réagiront à cet acte1. Si l’on s’accorde sur le fait que chacune de ces réactions (qui s’insèrent dans l’action mise en œuvre par chacun des acteurs, actions que l’on ne connaît pas lorsque l’on décide d’agir) est en elle-même imprévisible, on admettra aussi qu’a priori l’ensemble de ces réactions l’est davantage. autrement dit, lorsqu’on agit, c’est- à-dire lorsque les actes que l’on entreprend se déploient dans la pluralité humaine, on ne peut pas connaître avec certitude les conséquences de nos actes. Partant de ce constat, John maynard Keynes et Herbert alexander Simon ont cherché tous deux à bâtir une théorie économique fondée sur l’existence d’une incertitude non calculable limitant toute possibilité de prévision. on peut les ranger dans le camp des théoriciens de l’incertitude radicale, même si l’adjectif radical dramatise inutilement une situation inhérente à la condition humaine et qui n’est donc en rien extrême ou exceptionnelle. tous deux ont l’ambition de proposer une théorie générale du comportement économique, et il leur paraît indispensable de construire une représentation générale de l’action économi- que qui se déroule dans un environnement contingent pour asseoir une science économique « empiriquement fondée » (Simon [1997]). cette théorie générale n’exclut pas bien sûr que certaines décisions puissent être prises dans un cadre simplifié où seul le risque probabilisable (même subjectivement), voire la certi- tude, demeure. mais ils récusent tout à fait qu’une théorie puisse se déployer en prenant ces situations qu’ils considèrent exceptionnelles comme étant la règle. en cela ils s’opposent aux théoriciens tenants de la maximisation de l’utilité espérée, héritiers de ramsey [1926], auquel s’opposa fermement Keynes [1931], et de Savage [1954], auquel s’oppose fermement Simon ([1983], p. 12-17)2. en théoriciens conséquents, Keynes et Simon cherchent donc d’emblée à défi- nir la rationalité du comportement économique des individus en présence d’incer- titude. Ils ne disposent pas d’une définition de la rationalité qui serait forgée pour un contexte (non humain) de certitude avant d’être appliquée au contexte (humain) contingent. cette démarche qui leur est, à près de cinquante années de distance, commune, est souvent associée à l’expression « rationalité limitée », expression fautive en ce qu’elle prend encore comme étalon de la rationalité le principe de la maximisation qui ne fonctionne que dans les situations exceptionnelles car dépourvues d’incertitude. Sur la base de cette représentation du comportement humain, et de la condition humaine, ils élaborent deux théories de l’institution qui présentent des caractéristiques et, selon nous, des limites étonnamment proches. cet article défend donc la thèse selon laquelle ces deux auteurs partagent, au fond, une conception très similaire de la rationalité (I). cette manière de concevoir la rationalité économique les amène tous deux à mettre en évidence la nécessité des institutions collectives qui guident le comportement individuel et pallient les lacunes cognitives des individus (II). cette manière commune d’introduire l’institution collective comme correctif aux défauts de coordination 1. en logique modale, « contingent » est le contraire de « nécessaire » : c’est ce donc qui peut se produire ou pas. cette opposition permet de bien mettre en évidence ce qui signe pour aristote la spécificité de l’environnement humain : ce qui s’y produit est l’effet conjugué d’actions libres des humains, et non pas le produit d’une contrainte transcendante qui supposerait que les choses ne puissent être autrement qu’elles sont. Pour une présentation limpide de cette idée, on peut se reporter à l’étude désormais classique d’aubenque [1976]. 2. dans l’ensemble du texte, les numéros de page indiqués renvoient, lorsqu’elle existe, à la traduction française indiquée en bibliographie. © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 25/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 82.124.23.113) © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 25/09/2020 sur www.cairn.info (IP: 82.124.23.113) Nicolas Postel 267 Revue économique – vol. 59, N° 2, mars 2008, p. 265-290 et de rationalité des individus débouche sur une théorie coercitive et fonctionna- liste de l’institution que les auteurs ne questionnent pas suffisamment (III). retrouver cette communauté d’esprit entre Keynes et Simon permet ainsi de mieux identifier ce lien essentiel entre contingence, institution et coercition et par là même de mieux le questionner. Rationalité « Seule la peur de commettre un énorme anachronisme me retient d’affirmer que Keynes est le véritable instigateur de l’économie de la rationalité limitée. » (Simon [1997], p. 16.) Keynes expose ses conceptions en matière de rationalité individuelle dans le Treatise on Probability qui est rédigé en 1904 mais publié en 1921. cet ouvrage sur les probabilités est plus largement l’occasion pour Keynes d’exposer ce qu’il pense du raisonnement rationnel en général. Il est frappant de constater à quel point les thèses que Simon [1947] commence à développer de manière parfaitement indépendante, une quarantaine d’années après Keynes, sont extrêmement proches de celles de ce dernier (même si seule cette très tardive et unique citation en atteste explicitement). l’approche de Keynes le Treatise on Probability est un ouvrage philosophique qui vise à donner un fondement logique au jugement de probabilité, même et surtout lorsqu’il ne prend pas la forme d’un calcul. le projet de Keynes s’inscrit en cela dans le uploads/Philosophie/ reco-592-0265.pdf
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- Publié le Mai 04, 2021
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