Rhétorique et langage chez Aristote et Nietzsche François Demont francois.demon

Rhétorique et langage chez Aristote et Nietzsche François Demont francois.demont@unil.ch François Demont La Rhétorique d’Aristote Semestre de printemps Séminaire MA 2 Introduction Dans ce séminaire, nous allons pouvoir évaluer les ressemblances et les différences des conceptions de l’art rhétorique d’Aristote et de Nietzsche. Pour ce faire, nous partirons de la Rhétorique1 d’Aristote et du texte de Nietzsche intitulé Rhétorique et langage2, constitué de plusieurs notes de cours donnés par celui qui n’était, alors, qu’un jeune professeur de philologie. Évidemment, la problématique du langage semble fondamentale pour un philosophe comme Aristote qui conçoit l’homme en tant qu’"animal raisonnable" et dont la condition politique implique un usage quotidien3 de la parole au sein des cités grecques caractérisées alors par le logos4. Or – nous le verrons – l’importance du langage n’est pas moindre chez Nietzsche5, pour qui le langage est la métaphorisation de nos affects, de nos instincts, son existence même constituant à la fois la possibilité d’élaboration de toute pensée mais aussi sa limitation morale. Selon lui, la langue est ainsi fertile et castratrice : il s’agit donc d’en corriger l’usage6. D’ailleurs, Angèle Kremer-Marietti a écrit à ce sujet : « Nietzsche prend le langage à la fois comme instrument et comme une limite de la pensée »7. On retrouve donc ici un souci qui découle directement de la vocation nietzschéenne d’être le philologue de la pensée et de la morale européenne de son temps. Nous développerons ces propos lors de notre analyse. Ce travail nous offrira donc la possibilité d’évoquer plusieurs notions telles que la raison ou les passions en tant qu’éléments importants de différentes théories du langage et de la rhétorique. Dans un premier temps, nous verrons ainsi, brièvement, 1 Aristote, Rhétorique, trad. et éd. Pierre Chiron, Paris, Flammarion, coll. « GF », 2007. 2 Friedrich Nietzsche, Rhétorique et langage, Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy éd., Chatou, Les Éditions de La Transparence, 2008. 3 On peut se remémorer la célèbre formule de Fénélon : « chez les Grecs tout dépendait du peuple et le peuple dépendait de la parole ». Fénélon, « Lettre à l’Académie », IV, cité in : Laurent Pernot, La Rhétorique dans l’Antiquité, Paris, Librairie Générale Française, Le Livre de Poche, 2000. 4 Logos n’a pas, ici, le sens fréquent de "concept" ou "notion" qui, selon Ivan Gobry, le caractérise chez Aristote, mais plutôt le sens de "raison" et le sens premier de "parole, langage", voir Ivan Gobry, Le Vocabulaire grec de la philosophie, « Logos », Ellipses, 2010, pp. 123-125. 5 « On soupçonne, depuis quelques années surtout, l’importance décisive, dans la pensée de Nietzsche, de la question du langage », Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, « Présentation » in : Friedrich Nietzsche, opus cit., p. 11 6 En effet, Nietzsche réforme profondément la langue de la philosophie, voir Patrick Wotling, Le Vocabulaire de Nietzsche, « Introduction », Ellipses, 2001, pp. 3-5. 7 Angèle Kremer-Marietti, Nietzsche et la rhétorique, Paris, Presses Universitaires de France, L’interrogation philosophique, 1992, p. 41. François Demont La Rhétorique d’Aristote Semestre de printemps Séminaire MA 3 quel rôle jouent Aristote et sa propre Rhétorique en tant que référence dans les textes du jeune Nietzsche, avant de nous appliquer à souligner les convergences et les divergences entre ces deux penseurs sur le pouvoir et le rôle de la rhétorique et, plus globalement, du langage. Ensuite, dans un deuxième temps, nous élargirons la portée de ce travail à partir de la conception particulière qu’avait Nietzsche du langage, de ses potentialités et de son origine. On remarquera alors que, dans ses cours sur la rhétorique, il met particulièrement l’accent sur la dimension émotionnelle de la rhétorique, comme Aristote par ailleurs. Nous analyserons donc le rôle des passions dans l’acte rhétorique ; en gardant en mémoire Aristote, tandis que nous examinerons ce que Nietzsche en dit. Ce sera là l’occasion d’évaluer la distance, en faisant référence aux deux pôles du langage - et de l’esprit humain - que sont la raison et les passions, entre les conceptions aristotélicienne et nietzschéenne de la langue, de la rhétorique et, enfin, de la philosophie. Il est, en effet, surprenant de constater qu’Aristote laisse tant de place dans son traité – dont le but est de réhabiliter la rhétorique en tant qu’activité moralement et philosophiquement acceptable - à l’usage que le rhéteur doit faire des passions et des ressorts du caractère de chacun8 pour arriver à persuader son auditoire ou son lectorat. On sait bien que la philosophie aristotélicienne s’appuie sur une prédominance de la rationalité et de la logique ; or les passions sont un élément non rationnel. Ainsi y a-t-il une ambiguïté dans la présentation de la rhétorique par Aristote : elle est introduite à la fois comme potentielle servante de la raison, de la justice (donc de la philosophie) et comme un moyen de persuasion - voire de manipulation - par les passions et le caractère. Son statut n’est donc pas clair : il oscille entre un "art de la raison" et un "art des passions"9. Nous tâcherons donc, dans la suite de ce travail et en nous aidant de Nietzsche, de trouver une solution à cette situation dilemmatique. Quant au philosophe allemand, nous constaterons que ses raisonnements sur les passions vont de pair avec une philosophie ressemblant parfois à de la misologie10 et qui, de plus, remet le corps en tant que somme d’affects et d’instincts au cœur de la pensée philosophique moderne. On verra ainsi également que, pour Nietzsche, le rapport entre le langage et le corps est fondamental et prime même sur le rapport entre le langage et la raison. Il se pourrait donc bien que - en 8 Voir par exemple Aristote, opus cit., livre II. 9 Cette opposition est évidemment schématique. 10 Attitude de méfiance à l’encontre de la raison. François Demont La Rhétorique d’Aristote Semestre de printemps Séminaire MA 4 dernière instance et malgré quelques accointances conceptuelles - la question du langage et de la rhétorique divise Aristote et Nietzsche. Les textes de Nietzsche Tout d’abord, voyons en quelques mots l’origine du texte de Nietzsche - qui constituera le point de départ de notre analyse - Rhétorique et langage. À vrai dire, il ne s’agit pas d’un seul écrit, mais d’un recueil de différents textes datant principalement de 1872 jusqu’à 1875 et portant tous sur la rhétorique ou le langage11. La principale partie de ce recueil est le cours intitulé Rhétorique que Nietzsche donna durant l’hiver 1873-74 et qui ne fut suivi que par deux élèves. Il y a également des passages d’un cours intitulé Histoire de l’éloquence (1872-1873), un ensemble de fragments antérieurs (1861-1869), l’introduction à un cours sur la grammaire latine (1869-1870) intitulée De l’origine du langage, un extrait des fragments de 1874 nommé Cicéron et Démosthène et quelques extraits des années 1873-1875 intitulés Lire et écrire. Il faut donc bien avoir conscience du caractère disparate de ce texte (ce qui ne surprendra d’aucune manière les habitués de Nietzsche) et aussi du fait qu’on a affaire ici à Nietzsche en tant que jeune philologue. Gardons ainsi juste à l’esprit que ce n’est pas encore le philosophe de la décennie des années 1880 bien qu’on trouve déjà dans ses idées sur le langage des éléments clés qui resteront plus tard dans la philosophie nietzschéenne12. Toutefois, il nous faut également préciser que nous tenons ici un discours parfois synthétique sur certains concepts de la philosophie nietzschéenne13. Or ce qui est synthétique s’approche forcément, par moment, de l’approximation. En effet, cette philosophie ne se prête pas facilement à une systématisation14 ; notre propos reposera donc sur des idées relativement générales et admises à propos de la pensée de Nietzsche afin de ne pas prendre trop de risque de mauvaise interprétation. De plus, il ne faudrait surtout pas oublier que Nietzsche, lorsqu’il critiquait la possibilité de faire de la métaphysique, condamnait cette (mauvaise) habitude de l’esprit humain 11 Pour plus de détails à ce sujet, voir : Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, « Présentation » in : Friedrich Nietzsche, opus cit., pp. 11-19. 12 Dont nous nous nous servirons parfois afin d’éclaircir une idée déjà présente dans ces textes de jeunesse. 13 Surtout dans la seconde partie de ce travail, lorsque nous évoquerons de manière plus générale la conception du langage qu’avait Nietzsche. Nous procédons de manière synthétique par exemple avec les notions d’"apollinien" ou de "dionysiaque". 14 La philosophie nietzschéenne étant profondément antisystématique. François Demont La Rhétorique d’Aristote Semestre de printemps Séminaire MA 5 consistant à toujours conceptualiser par couple de notions contraires (bon-mauvais, vrai-faux)15. Cette binarité était, selon lui, trop simpliste par rapport à la complexité et à la diversité du réel. Il faudra donc garder en mémoire cette idée afin d’aborder de manière pondérée certaines affirmations qui pourront paraître quelque peu contradictoires. La pensée nietzschéenne est toujours subtile, nuancée et en mouvement. Toute dichotomie conceptuelle trop claire est donc à prendre avec prudence. Les choses ne sont, en fait, jamais aussi simples que ce que la rationalité veut bien nous laisser voir. Nietzsche et la Rhétorique Dans le recueil uploads/Philosophie/ francois-demont-rhetorique-et-langage-chez-aristote-et-n 1 .pdf

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