John Dewey Le public et ses problèmes Traduit de l'anglais (États-Unis) et prés

John Dewey Le public et ses problèmes Traduit de l'anglais (États-Unis) et présenté par Joëlle Zask Gallimard Dans la même collection L’ART COMME EXPÉRIENCE, n° 534 Titre original : THE PUBLIC AND ITS PROBLEMS Extrait de THE COLLECTED WORKS OF JOHN DEWEY. THE LATER WORKS. VOLUME 2, 1925-1927. Publié avec l'autorisation de Southern Illinois University Press, 1915 University Press Drive MC 6806, Carbondale, Illinois 62901 USA. © 19S4, 2008 by the Board of Trustées, Southern Illinois University. © Éditions « Tractatus & Co », 2005. John Dewey (1859-1952) est un des piliers de la tradition philosophique américaine dite « pragmatisme » et fondée par Charles S. Peirce et William James. Au centre de cette tradi­ tion, il y a l’enquête, c’ est-à-dire la conviction qu’aucune question n’ est a priori étrangère à la discussion et à la justifi­ cation rationnelle. Dewey a porté cette notion d’ enquête le plus loin : à ses yeux, il n’ y a pas de différence essentielle entre les questions que posent les choix éthiques et moraux et celles qui ont une signification et une portée plus directe­ ment cognitives. Aussi aborde-t-il les questions morales dans un esprit d’ expérimentation — ce qui tranche considérablement avec la manière dont la philosophie les aborde d’ordinaire, privilégiant soit la subjectivité et la vie morale, soit les condi­ tions sociales et institutionnelles. Le pragmatisme de Dewey et sa théorie de l’ enquête ont mis en évidence cette dernière dimension sociale et institutionnelle et l’ ont associée à une conception de la démocratie qui constitue elle-même une face importante de l'enquête et de ses enjeux. Dépassant la dis­ tinction habituelle des deux pôles individuel et collectif de la moralité, Dewey reconduit les questions portant sur des va­ leurs à leur contexte d'interaction : l’ expérimentation morale est symétrique et solidaire de l’ expérimentation sociale. Dewey, fondamentalement, est un philosophe de la démo­ cratie, plus que James ou Peirce. Il a étendu les conséquences des principes pragmatistes — et en particulier de celui de l’enquête — à la philosophie politique : la démocratie est dès lors affranchie de toute subordination philosophique ou ins­ titutionnelle. « La démocratie n'est pas une forme de gouver­ nement », aimait-il répéter, nul ne saurait donc y voir une figure historique du pouvoir, caractérisée par tel ou tel prédi­ cat idéologique, philosophique ou institutionnel. Au con­ traire, elle est investie d'une signification normative : elle est à elle-même sa propre norme, en ce quelle définit de manière immanente les conditions pragmatiques de l'interlocution, de la discussion rationnelle, et par conséquent de l’ enquête comme forme élaborée et socialisée de l’ expérience. PRÉSENTATION DE L’ÉDITION FRANÇAISE LA POLITIQUE COMME EXPÉRIMENTATION « La formation des États doit être un pro­ cessus expérimental [...] Et comme les condi­ tions d'action, d'enquête et de connaissance sont sans cesse changeantes, l'expérimentation doit toujours être reprise ; l’État doit toujours être redécouvert. » (Le public et ses problèmes, chap. I) Il est rare que la politique soit considérée comme une « expérimentation ». Car il semble qu’elle réclame plutôt des principes fermes et des actes efficaces, non des hypothèses et leur mise à l’ épreuve, un tâtonnement et des avancées pas à pas, sans parler de remises en cause, d’ erreurs et d’ errements. L’ association souvent faite entre la politique et « l’ urgence de l’ action » boude l’ expé­ rimentation tout autant que ne le fait la concep­ tion « du » politique comme conformité à des principes intangibles. S’il est souvent admis que le domaine des affaires politiques soit fluctuant et qu’il ballotte suivant les circonstances — les qualités des chefs étant toujours limitées, les 12 Le public et ses problèmes hommes, versatiles, la « fortune », variable et le silence des dieux, éternel —, on recourt en revan­ che fréquemment à des théories établissant des constantes et des invariants susceptibles de ren­ dre compte de ce qu'est « Le Politique », sous la surface de la brève durée, et malgré les acci­ dents. D'après Léo Strauss ou Éric Weil par exemple, telle serait la tâche même de la philoso­ phie politique. D’ une manière générale, ces invariants que la philosophie (et les pratiques qui ont pu s'en réclamer) ont pu mobiliser peuvent être désignés comme le point de jonction entre des principes éthiques sur la finalité de l'association humaine et des principes mécaniques de fonctionnement des institutions politiques. Le rapport entre ces deux types de principe est de moyen à fin. On se trouve donc placé devant trois termes : par exem­ ple, chez Hobbes, on trouve la paix comme fin, la cession de son droit par chacun à la puissance souveraine comme moyen et, au point de jonc­ tion entre la fin et les moyens, le conatus (endea- vour) humain défini à la fois par une mécanique du désir, la défiance de tous à l’ égard de tous, et la faculté de raisonner, ou de calculer les consé­ quences des mouvements. Autres exemples : chez Rousseau, le point de jonction entre la liberté comme fin et l’ établissement du droit politique fondamental sous les espèces de la volonté géné­ rale comme moyen s’ avère la « perfectibilité », et chez Bentham, le point de jonction qui se situe entre le bonheur de tous et le principe d’ un gou­ vernement limité consiste en un calcul individuel Présentation de l’ édition française 13 des plaisirs et des peines. Dans tous ces cas, l’ inva­ riant équivaut à un présupposé sur la nature de l’ homme et sur l’ orientation du développement qui lui serait inhérent. C’ est grâce à lui que la philosophie politique peut devenir déductive et parvenir « rationnellement » à des principes fon­ dés sur la nature des choses. Cet invariant désigne tout autant une potentialité dont le siège serait ici l’ individu qu'une loi de développement universelle dont, en guise de dernier exemple, « l'insociable sociabilité » par laquelle Kant explique le progrès des affaires humaines serait une formule particu­ lièrement explicite. i La philosophie des époques ultérieures n’a pas fondamentalement abandonné cette manière de penser la politique en fonction de présupposés conjointement substantiels et processuels. En effet, il semble qu’elle soit1 restée tributaire du postulat d'après lequel il existerait des lois cons­ tantes qui assureraient qu'un potentiel de libéra­ tion humaine donné au départ puisse être actualisé. Seulement, au lieu que la jonction fins- moyens dépende comme auparavant de prémis­ ses anthropologiques individuelles, elle s'établit plus souvent entre des prémisses de type sociolo­ gique et collectif d'un côté, et des finalités atta­ chées à la communauté de l’ autre. Chez Hegel ou Marx par exemple, le progrès ne dépend plus du développement du potentiel inscrit dans la nature humaine individuelle, mais du développe­ ment des liens sociaux, des rapports matériels ou de la psychologie collective, jusqu’à atteindre un « achèvement ». 14 Le public et ses problèmes Penser, comme le fait Dewey, que la politique est une « expérimentation », n’ implique pas l’ aban­ don du rapport de moyen à fin. Dewey conserve à ce rapport une fonction tout à fait centrale. Mais il cesse de considérer la fin comme un but ultime et intangible qui serait susceptible d’ orien­ ter de l’ extérieur les mouvements de libération ou le cours « nécessaire » de l'histoire humaine. La fin n’ est plus « finale », elle est simplement « ce qui est en vue » — provisoire et contextuelle. Car « ce qui est en vue » dépend des possibles et du souhaitable dont les circonstances associatives donnent l'idée. Ce qui confère immédiatement deux caractéristiques à la politique : celle d'être une entreprise de correction coextensive aux activités sociales et, du fait de ne plus être assu­ jettie à une fin ultime, celle d’ être précisément sans fin. Afin d'introduire Le public et ses problè­ mes, on voudrait montrer comment cette thèse permet d'en finir avec une coupure préjudiciable entre l’ éthique et la politique, et comment elle permet d’introduire dans le gouvernement une dimension d’ enquête sans pour autant conduire à relativiser l'idéal dont la démocratie est por­ teuse. La question du public : éclipse ou fantôme ? Chez Dewey, la pertinence des positions politi­ ques s’ avère relative à des pratiques expérimenta­ les. Comme en témoigne Le public et ses problèmes, Présentation de l'édition française 15 ces pratiques s’ appliquent aussi bien à la délimi- tation entre le privé et le public qu’à la détermi­ nation des intérêts communs, aussi bien à la sélection des choix politiques sous la forme de mesures ou de lois qu’ aux dispositions constitu­ tionnelles dans le cadre desquels ces choix sont faits. Quelques mots sur le contexte du livre de Dewey permettent de présenter plus clairement la nature expérimentale de la politique. Dewey publie Le public et ses problèmes en 1927 après avoir prononcé en 1926 un ensemble de conférences sur ce thème au Kenyon College. À cette époque, il écrit sur la politique depuis déjà une quinzaine d’ années au gré uploads/Philosophie/le-public-et-ses-problemes.pdf

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