1 Quant à Glenn GOULD ... l’affect comme défense envers l’émotion ? Par Bernard

1 Quant à Glenn GOULD ... l’affect comme défense envers l’émotion ? Par Bernard GOLSE Article rédigé à la demande de Marianne BAUDIN pour le Numéro « Destins de l’affect » de la Revue « Corps et Psychisme » (2017) Le concept d’affect renvoie principalement à la théorie des pulsions centrée sur le sujet tandis que le concept d’émotion renvoie surtout à la théorie des relations d’objet centrée sur le lien avec autrui. Nous voudrions montrer dans cette perspective que le retrait de Glenn GOULD de la vie publique, en 1964, avait peut-être comme objectif inconscient, ou plutôt comme fonction, de privilégier les affects personnels au détriment des émotions partagées (avec le public) vécues par lui comme un danger, comme une menace potentielle quant à la qualité de sa musique et de son interprétation pianistique. Quand on sait, sur un plan théorique, la dialectique complexe qui s’est longtemps jouée entre la théorie des pulsions (freudienne) et la théorie des relations d’objet (kleinienne et post-kleinienne), il est intéressant de se dire que cette problématique a peut-être pu, chez Glenn GOULD, trouver à s’exprimer au niveau individuel et à se figurer chez lui, dans un conflit dynamique à propos de la musique et de son expression instrumentale. Pour introduire, sur un plan d'abord très général, les concepts d’émotion, de sentiment et d’affect * Une émotion est créatrice d'un changement d'état dans le monde du vivant (« é-mouvoir », signifiant étymologiquement : « mettre en mouvement »). Ce changement est vécu physiquement (manifestation de la joie, de la peur, du dégoût, de la colère...). Les émotions prennent leur source, principalement, dans la région du cerveau appelé « cerveau limbique » (mettant en jeu de manière coordonnée le cortex orbito-frontal, l’hippocampe, le thalamus et l’amygdale, en lien avec les noyaux gris centraux), cerveau limbique qui joue un rôle-clef dans la régulation de nos émotions et de la mémoire émotionnelle. Le déclenchement émotionnel est, quant à lui, lié à un changement dans la manière de vivre une relation, ou d'être en relation. Une émotion a d'abord une manifestation interne avant de générer une réaction extérieure. Elle est provoquée par la confrontation à une situation particulière et 2 à l'interprétation de cette situation. En cela, une émotion est différente d'une sensation, laquelle est la conséquence directe d’une perception physique externe. La sensation est, en effet, directement associée à la perception sensorielle, et elle est, par conséquent, de nature purement physique. * Quant à la différence entre émotion et sentiment, celle-ci réside dans le fait que le sentiment ne se présente pas comme une manifestation réactionnelle, même si l'accumulation des sentiments peut générer des états émotionnels. * Une question se pose alors : doit-on parler d’affect, d’émotion ou de sentiment ? Etymologiquement, le terme de « sentiment » renvoie au champ sémantique de la sensation et de la sensibilité et il nous semble qu’à l’heure actuelle, ceci rapproche donc le concept de sentiment de ceux d’affect et d’émotion dont nous savons bien, depuis WR. BION notamment, à quel point ils s’enracinent dans les éprouvés corporels. Peut-être peut-on seulement indiquer que les affects et les émotions sont souvent plus mouvants, plus brefs et plus dynamiques que les sentiments, encore que ceci pourrait sans doute être contesté... En réalité, c’est moins l’aspect durable des sentiments qui fait la différence que, probablement, la dimension de message, d’adresse à l’autre. Nous dirions volontiers que les émotions participent fondamentalement d’un mouvement vers autrui, tandis que les sentiments et les affects se situent peut- être davantage sur le plan d'un éprouvé ou d'un ressenti interne. Affects et émotions du point de vue d’une ontogenèse psychanalytique Sans que l’on puisse parler d’une psychanalyse du développement, il existe en revanche un regard psychanalytique possible sur le développement, et c’est dans cette perspective que sont formulées les quelques réflexions qui suivent. Rappel de quelques définitions * Signalons tout d’abord que D. HOUZEL (2002), dans le Dictionnaire International de la Psychanalyse (notions, biographies, œuvres, évènements, institutions), a rédigé l'item « Emotion » de manière extrêmement instructive. Ce qu'il importe de retenir de son travail, c'est la proximité relative des concepts d'affect et d'émotion, à ceci près que le terme d'affect renvoie sans doute davantage à la théorie des pulsions, tandis que celui d'émotion renvoie peut-être davantage à la théorie des relations d'objet. Il semble par ailleurs, que le terme d'émotion comporte une valence plus dynamique que celui d'affect dont la fonction principale, dans le champ de la métapsychologie de base, correspond surtout à une fonction de coloration du représentant-représentation de la pulsion (Darstellung-Repraësentanz). 3 * G. HAAG (1993) de son côté, quand elle parle des émotions, insiste souvent sur leur dynamique intense qui lance quelque chose de soi vers l'autre, comme l'indique d'ailleurs l'étymologie même du terme (é-motion) impliquant l'idée d'un mouvement qui nous fait sortir en quelque sorte de nous-mêmes. Ceci est évidemment très sensible chez les bébés qui, à défaut de langage (in- fans), passent par l'image motrice pour penser leurs impulsions et leurs attractions relationnelles, et pour nous montrer, ou nous démontrer, à leur manière, quelque chose de leurs élans interactifs ainsi figurés au travers de certaines de leurs émotions. Ce « lancer-vers-l'autre » a donc valeur simultanée de constat et de tentative d'annulation de l'écart intersubjectif, ce que l'on retrouvera d'ailleurs, mutatis mutandis, au niveau du langage verbal. Histoire des idées et des connaissances * Pour Ch. DARWIN (1872), il existait six ou sept émotions de base (joie, tristesse, colère, dégoût, peur, honte et surprise) qui font, en quelque sorte, partie d'un équipement neuropsychologique de base. * Dès 1925, dans son article sur « La négation », S. FREUD insiste sur le fait que le « jugement d'attribution » est premier, avant le « jugement d'existence ». On sait que dans cet article - dont la première partie est consacrée à l'étude de la négation en tant que mécanisme de défense chez le sujet adulte névrotique, mais dont la deuxième partie envisage la négation comme un mécanisme central et fondateur dans l'ontogenèse de l'appareil psychique - S. FREUD opère un renversement qui vaut comme un véritable coup de force. Il montre en effet que, contrairement aux modélisations de la psychologie académique classique, l'approche métapsychologique invite à considérer que, face à un objet externe, le premier acte de pensée ne consiste pas à se demander d'abord si l'objet existe bel et bien (jugement d'existence), mais plutôt s'il est source de plaisir ou de déplaisir (jugement d'attribution). Si l'objet est jugé comme « bon », alors il sera introduit dans le monde représentationnel (interne), si l'objet est jugé comme « mauvais », alors il sera éjecté, vers un dehors encore indéfini et mal circonscrit, vers un non-moi externe (le « moi-plaisir » originel se constituant précisément dans le mouvement même de ce travail de triage en fonction du principe de plaisir/déplaisir). * Il y a ensuite, nous semble-t-il, tout un mouvement des idées qui mène des positions freudiennes aux travaux de D.N. STERN (1989), en passant par les conceptions d'I. FONAGY (1991) et d'A. GREEN (1973) sur le travail et la fonction de l'affect. Peu à peu, on assiste en effet à un double mouvement conceptuel. D'une part, le principe de plaisir/déplaisir se voit revisité et d'autre part, l'affect 4 revêt progressivement une fonction de représentance. En effet, alors que jusque-là, la psychanalyse considérait globalement le plaisir comme lié à la décharge et le déplaisir lié à la tension, toute une réflexion - et notamment celle de D.N. STERN (1989) quant aux interactions entre mère et enfant - se fait jour qui montre que le plaisir peut aussi découler d'une mise en tension, pourvu que celle-ci respecte certaines conditions de vitesse et d'intensité (ni trop forte, ni trop brutale). Cette vision dynamique de l'indexation de l'expérience interpersonnelle par un affect de plaisir mérite également d'être prise en compte dans les rapports du sujet avec ses objets internes, et ceci rend compte du plaisir qui peut être lié à l'attente ou au suspense, encore qu'ici certains tenants de la vision métapsychologique classique puissent éventuellement objecter que le plaisir, si plaisir il y a, ne serait pas lié à la montée de la tension pulsionnelle, mais plutôt à l'anticipation psychique de la décharge ... C'est toute la question des « feeling shapes » décrites par D.N. STERN (1989) dans le cadre des interactions précoces qui se trouve ici posée, « feeling shapes » qui constituent de véritables lignes dramatiques, émotionnelles et temporelles, et qui permettraient une reconnaissance et un investissement de l'objet par le biais de ses contours rythmiques et interactifs (style interactif et caractéristiques de l'accordage affectif) avant même que le bébé puisse le reconnaître par ses spécificités formelles et statiques, ce que S. LEBOVICI, dès 1960, avait annoncé de manière prémonitoire en affirmant que « l'objet peut être investi avant d'être perçu ». * Ainsi donc, au fil de cette histoire des idées, on sent bien que les affects ou les émotions sont progressivement de plus en plus perçus de manière dynamique, et comme une uploads/Philosophie/ gould-affect-rev-corps-et-psychisme-2017.pdf

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