Les Fondements d’une grammaire du sens Retour à mes premières amours Patrick Ch

Les Fondements d’une grammaire du sens Retour à mes premières amours Patrick Charaudeau L’itinéraire d’un chercheur n’est pas unique. Le mien commença dans la linguistique de pure tradition structuraliste puis navigua au gré de la découverte de divers territoires avec une obsession constante : le sens. Je me considère donc, même dans ma pratique actuelle d’analyste du discours, sémanticien. De ce point de vue, je m’inscris, pour le dire vite, dans une double filiation : structuraliste des années soixante-dix et quatre-vingt, avec, pour n’en citer que quelques-uns, les travaux de Gustave Guillaume, Harald Weinrich, Jean Fourquet sur les « temps des verbes », de Bernard Pottier sur la description des « éléments de relation », d’Oswald Ducrot, Robert Martin et Jean-Baptiste Grize définissant une nouvelle « logique du sens », de Charles J. Fillmore, John. M. Anderson et Bernard Pottier sur les théories « casuelles » proposant des descriptions sémantiques des constructions syntaxiques ; énonciativo-pragmatique des années soixante- dix, quatre-vingt et quatre-vingt-dix, avec la théorie de l’« énonciation » d’Émile Benveniste qui s’est attaché à décrire plus particulièrement son appareil formel, le fonctionnement des « modalités » avec les travaux de John Lyons, Bernard Pottier, Antoine Culioli, puis, postérieurement, la théorie des « actes de parole » initiée par John L. Austin et John Searle qui a trouvé de nombreux prolongements. Cet hommage rendu au linguiste suédois, Mats Forsgren, est pour moi l’occasion de revenir à mes premières amours. Mais il me faut d’abord rappeler le contexte dans lequel j’ai évolué depuis les années soixante. D’abord, une formation d’hispaniste qui, par la pratique de la traduction, l’observation et la comparaison des langues romanes, m’a amené à m’interroger sur ce qu’il y a de commun et de différents entre les mots et les constructions grammaticales d’une langue à l’autre. C’est là l’un des processus les plus formateurs à la sensibilité sémantique. Et sous l’influence des auteurs de l’époque nous étions conduits à structurer les faits de langage et les systèmes dans un mouvement de va-et-vient entre trois niveaux diversement nommés : un niveau abstrait et généralisant (« universel » disions-nous) de catégories censées être communes à toute vision linguistique du monde (les travaux des ethnolinguistes y pourvoyaient) ; un niveau dit des « langues naturelles » organisant les systèmes selon leurs caractéristiques morphologiques, syntaxiques et sémantiques ; un niveau dit des « effets de sens », où apparaissaient les spécificités sémantiques selon les emplois 2 contextuels. Parallèlement à ce travail de recherche, j’avais le souci d’appliquer ce savoir à l’enseignement. Ce fut l’Institut National de Recherche Pédagogique (INRP) qui m’en donna l’occasion durant dix ans, de 1969 à 1979. J’y appris beaucoup de choses, entre autres choses que l’école est longtemps restée sur l’idée qu’une grammaire était la description objective d’une langue, et que du fait de ne pouvoir résoudre certaines questions qui se posaient à l’enseignant lors des explications grammaticales, il était nécessaire d’apporter un savoir linguistique, mais à condition d’en adapter l’explication au niveau de la classe à laquelle on a affaire. Cela me fut révélé lors de l’observation d’une classe de primaire. La maîtresse expliquait que le sujet du verbe représente la personne qui accomplit l’action, et elle donna en guise d’exemple : « Pierre parle toujours en classe » et « La cheminée du salon fume ». Il y eut un élève pour demander si « parler » c’était vraiment accomplir une action, un autre pour dire que la cheminée ne faisait rien, qu’elle n’y était pour rien, un autre même pour demander si on peut dire de Pierre qu’il parle toujours en classe même quand il ne parle pas. La maîtresse, malgré toute sa bonne volonté et son savoir-faire, se trouva fort désemparée. Je compris ce jour-là qu’il y avait quelque chose à faire, car on pouvait parfaitement répondre à ces questions, en se référant à une explication linguistique : distinguer le niveau sémantico- conceptuel des actants qui permet de différencier l’actant-agent d’une action (« Papa allume la cheminée » = « Papa agit sur la cheminée »), de l’actant-support d’une qualification (« Papa fume la pipe » = « Papa est un fumeur de pipe »), et le niveau morpho-grammatical où ces deux actants se trouvent exprimés par une même fonction de surface : le sujet grammatical. Restait à trouver un moyen de faire comprendre cette différence aux élèves en la traduisant dans un langage approprié. Se produisit alors chez moi une interrogation : on a appris, en linguistique, à en finir avec l’idée d’une grammaire unique, et à distinguer grammaire prescriptive, grammaire descriptive, grammaire de l’oral, grammaire de l’écrit. Mais peut-on écrire une grammaire sémantique ? Il existe de nombreuses études de sémantique portant sur le lexique ou sur les catégories grammaticales, mais peut-on les réunir sous l’intitulé de grammaire ? C’est ce que je me suis employé à faire dans ma Grammaire du sens et de l’expression (1992), et l’heure est venue de justifier cette entreprise au regard des études en sciences du langage. Ce n’est donc pas à l’étude d’une question de linguistique que je vais me livrer ici, mais à l’exposé de la constitution d’une grammaire, en m’attachant d’abord à montrer que distinguer des types de grammaires dépend d’une finalité sociale, après quoi j’exposerai les fondements de cette grammaire du sens. 3 1. Grammaires et finalités sociales La description d’une langue, ainsi que son enseignement, s’inscrit dans un contexte social, et c’est la nature de ce contexte qui fait que les pratiques de l’une et de l’autre sont différentes. À chaque contexte correspond un état de la demande sociale, et c’est celui-ci qui commande (ou du moins suscite) la réalisation d’objets particuliers et de méthodes pour les élaborer, créant ainsi un « marché » des objets et des outils. Si l’on applique cette hypothèse socio- économique au domaine des sciences et de l’enseignement, on observera qu’il existe deux types de marché : • un marché des systèmes de pensée dans lequel rivalisent différentes théories et explications savantes sur la langue, chacune se définissant d’après ses propres postulats et outils d’analyse. C’est ici que l’on trouve différentes théories linguistiques (structuralistes, génératives, sémantiques, psycholinguistiques, sociolinguistiques, pragmatiques, etc.) qui ont plus ou moins de succès selon les époques et les contextes culturels, jusqu’à devenir des paradigmes de pensée, et c’est dans ce cadre que l’on continue à écrire des thèses et des ouvrages savants sur telle ou telle question linguistique (les quantificateurs, les articles, la deixis, les modalités, etc.) ; • un marché des systèmes d’exploitation dans lequel rivalisent différents produits pédagogiques qui sont finalisés selon des objectifs d’apprentissage (langue maternelle/langue étrangère/langue seconde) et des publics d’utilisateurs plus ou moins déterminés (niveau d’apprentissage, natifs/étrangers, etc.). Le choix d’un type de grammaire pour l’enseignement ne dépend donc pas, comme on le dit parfois, de l’état de la science linguistique – ou du moins pas seulement – mais d’un ensemble de facteurs qui préexistent ou coexistent dans le contexte social. Cependant, la tradition scolaire a privilégié depuis fort longtemps une grammaire générale prescriptive (il faut donner une raison d’être à l’apprentissage de la langue) et morphologique (autorité de la chose écrite), autrement dit une grammaire centrée sur la découverte et la description des formes, comme on le voit dans la composition des ouvrages qui y sont consacrés : chapitre sur la formation des mots ; une catégorisation en parties du discours (morphologie) autour d’unités qui constituent les piliers de découpage du monde par la langue (substantif, adjectif, verbe, adverbe) ; des règles de combinaison de ces formes et de construction des phrases simples/complexes (syntaxe) qui devraient correspondre aux opérations mentales qui permettent d’ordonnancer la pensée de façon hiérarchisée entre ce qui 4 est le plus important (proposition principale) et ce qui est secondaire (proposition subordonnée). Même à l’heure actuelle, quand on parle de grammaire, c’est encore à une grammaire morphologique divisée en parties du discours que l’on pense. Quel pouvait être alors mon propre enjeu entre marché savant et marché pédagogique ? Il fut celui de tenter, non point une synthèse impossible entre ces deux perspectives si différentes, mais une articulation dialectique entre elles, faisant en sorte qu’une réflexion sémantique, issue d’explications savantes mettant en regard forme et sens, puisse permettre de proposer d’autres types d’explication des faits de langue. 2. Les conditions d’une grammaire du sens Les catégories qui sont issues des nombreuses études sémantiques sur les langues ne cessent d’être discutées autour de la question de savoir si elles peuvent être déclarées universelles, si elles correspondent à des catégories de pensée (indépendantes des langues) ou à des catégories strictement linguistiques liées aux particularités de chaque langue ou famille de langues. Quelles seraient donc les conditions d’une grammaire du sens qui ne nierait pas pour autant l’existence des formes ni la nécessité de respecter les règles de construction, mais chercherait à mettre en relation ces formes avec du sens ? La réponse est dans une démarche inductivo-déductive : en partant d’une analyse fine des usages (parcours sémasiologique), on tente de reconstruire des opérations mentales à uploads/Philosophie/ grammaire-mats-fondement-gse-pdf.pdf

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