1 Lieux et noms de la vérité Conférence prononcée le 30 septembre 1986 au Bosto
1 Lieux et noms de la vérité Conférence prononcée le 30 septembre 1986 au Boston Colloquium for the Philosophy of Science, reprise le 21 mars 1987 à la journée de travail sur « La Vérité » au Collège international de philosophie (Paris). Première publication dans le volume homonyme : Lieux et noms de la vérité, Editions de l’Aube, La Tour d’Aigue 1994 (épuisé). « est Veritas » (Herbert de Cherbury) L’idéologie est le lieu de la vérité. Entendons qu’à la question : « Qu’est-ce que l’idéologie ? » la seule réponse possible est : ce lieu que constitue la vérité dès lors qu’elle se manifeste en personne. Il ne s’agit donc pas tant de localiser la vérité dans un espace préexistant que de décrire la scène qui se déploie à partir de sa présence. Localiser la vérité est, à l’évidence, une opération dialectique. Les antinomies surgissent d’emblée, ce qui n’a rien d’étonnant si nous admettons que la représentation de la place renvoie aux contraires qui dérivent eux-mêmes du concept philosophique de la vérité : totalité et singularité, immanence et transcendance. Il est aussi difficile de se représenter que la vérité est partout en son lieu et qu’elle y occupe une place déterminée, de se représenter qu’elle lui est intérieure et qu’elle lui est extérieure. Pourtant il est possible de ’dire que, la vérité étant là, un lieu se trouve constitué. Il est même possible de dire que c’est seulement par la présence de la vérité qu’un lieu est constitué : c’est-à- dire des régions et des places, pensables dans leur différence, dans le minimum de détermination qui les distingue d’un point ou d’un chaos. Que ce lieu soit l’idéologie, c’est ce que la philosophie platonicienne avait d’emblée reconnu - et c est a cette énonciation que nous devons la détermination aujourd’hui encore platonicienne des discussions sur l’idéologie. Le concept de l’idéologie doit osciller entre la répétition du platonisme, l’identification de la vérité avec la présence des idées dans l’élément du logos, et le renversement du platonisme, l’affirmation que cet élément n’est qu’un théâtre d’ombres, que la vérité se détruit en se présentant comme idée, ou système d’idées. Il est patent que l’usage polémique du terme d’idéologie pour dénoter la mystification d’un discours qui ne fait que donner l’apparence de l’être ou de la vérité à des « idées » - ce qu’on pourrait appeler la conception bonapartiste de l’idéologie, puisque Napoléon est le premier, dit-on, à avoir ainsi retourné la prétention des « Idéologues » présuppose une description platonicienne du monde des idées, de son autonomie ou de son auto- fondation. Et le fait que Marx, dans une partie de son usage du terme, ait repris à son compte cette polémique - mais pour remonter à la première critique « réaliste » du platonisme : celle d’Aristote accusant Platon d’avoir séparé, sous le nom d’idées, ce qui dans le réel est inséparable de la matière - ne fait que confirmer cette constatation. Que l’idéologie soit, selon un jeu de mots qui fait corps avec toute la philosophie moderne, positivement le topos eidôn ou négativement le topos eidôlôn (le lieu des idées ou le lieu des simulacres), elle désigne nécessairement la scène du sens. Et nous ne pouvons pas ne pas remonter d’abord à cette oscillation initiale. En d’autres termes nous ne pouvons pas affecter d’une valeur positive ou négative l’équation : idéologie = lieu de la vérité, sans l’exposer d’abord pour elle- même. C’est, si l’on veut, le premier moment d’une « phénoménologie » du mouvement de manifestation de la vérité, dans lequel elle se fait reconnaître : mais à partir de son nom, et non pas de la visée d’une conscience. 2 Le « lieu » du discours et le primat du « nom » Ce lieu qui se constitue à partir de la vérité, comme l’espace de sa propre manifestation, est-il donc le discours ? Est-ce un lieu discursif ? On peut le soutenir, c’est-à-dire qu’on peut « prendre au sérieux » la métaphore qui décrit la discursivité, l’enchaînement des énoncés ou plutôt des phrases comme constituant un « espace », dans lequel chaque énoncé a sa place, voire dans lequel chaque chose, fait ou événement, a sa place exactement représentée (mesurée) par la place d’un énoncé. C’est par exemple ce que fait Wittgenstein dans le Tractatus en recherchant les conditions (extrêmement restrictives) sous lesquelles une telle identification de l’espace de la vérité à un espace discursif (« logique ») peut être soutenue. Dans ce cas privilégié on voit bien qu’il faut aussi donner de la vérité un concept extrêmement paradoxal, du moins au regard de la totalité de ses usages (Wittgenstein dira plus tard qu’il faut privilégier un jeu de langage déterminé, tout en le déniant comme jeu de langage, ce qui se traduit par le fait que la forme de vie qui l’institue, qui donne sens à ses règles, devient l’impensable, le « mystique »). Le concept de la vérité auquel conduit l’identification pure et simple du lieu de la vérité à un lieu discursif est cependant remarquable en ceci qu’il distribue la vérité sur une multiplicité infinie d’énoncés, qui ont tous exactement autant de titres à représenter « le vrai ». C’est donc une variante particulière (ou un fondement possible) pour ce que j’appellerai plus loin la conception démocratique de la vérité. Il ne fait pas de doute que, en l’espace de quelques lignes, nous avons ainsi brutalement oscillé d’un extrême à l’autre. Dans l’idéologie de Platon l’exigence d’un principe est constitutive, et ce principe inconditionné (« anhypothétique ») est par excellence le vrai - même s’il ne peut être seulement nommé ainsi, s’il ne peut pas être en dernière instance rien que le vrai, pour des raisons auxquelles je vais revenir. Et dans le renversement du platonisme, qui désigne comme idéologie l’apparence du vrai, cette exigence est conservée : on peut même penser que c’est à partir de la critique du « principe », de la fonction hiérarchique qu’il remplit par rapport à toutes les essences, de l’instance de pouvoir qu’il représente ainsi dans l’élément du savoir, que s’engage le renversement de l’idéologie. Au contraire dans l’espace logique de Wittgenstein, il n’y a aucune hiérarchie, aucun principe : tous les énoncés qui sont « le vrai » (et il y en a une infinité) sont sur un pied de stricte égalité, à la fois indépendants les uns des autres et réfléchissant dans leur construction les conditions de leur vérité. Or cet espace logique est aussi à sa façon une description de l’idéologie : c’est même une extraordinaire tentative pour manifester la clôture du monde de l’idéologie en tant que lieu de la vérité, à partir du présupposé que les éléments « libres » et « égaux » qui le constituent sont tous homogènes (ayant en commun la « forme générale. de la proposition »), et absolument univoques (« tableaux » des événements ou états à chaque fois singuliers dont la dispersion constitue le « monde »), Nous devrons nous demander, d’une part si cette variante est la seule possible (s’il y a d’autres démocratismes de la vérité dans l’histoire de la philosophie) ; cl’ autre part, si l’oscillation qui vient de nous apparaître (d’une organisation hiérarchique à une organisation égalitaire du lieu de la vérité) est une alternative incontournable, comment elle se constitue. Il semble alors que nous pourrions renoncer à identifier le lieu de la vérité avec l’élément du discours, et même que nous aurions dû commencer par là : par poser que ce lieu ne peut pas être réduit à un espace discursif, du moins en tant que le discours est un enchaînement d’énoncés, un agencement de phrases. C’est ce que l’entreprise extrémiste de Wittgenstein finit, semble-t-il, par avouer, puisqu’elle tend à exhiber une limite de l’énonçable, tout en affirmant que cette limite ne saurait être elle-même énoncée. Elle ne peut que se « faire voir ». En réalité il y a deux choses qui se « font voir » dans la conception du Tractatus : l’espace logique lui-même (le lieu de la vérité), et la limitation de cet espace. Donc ce qui se « fait voir » (sans s ’ énoncer) est la différence intérieure de l’espace logique et de son extérieur, de l’énonçable et du non énonçable, du lieu et du non-lieu 3 de la vérité. Cette différence intérieure est comme la trace dans la conception wittgensteinienne de ce qui appartient en fait, dans toute la tradition philosophique, à la question de la vérité : qu’elle doive tenir ensemble l’identité de la vérité au discours et la non-réductibilité de la vérité aux éléments du discours (« signes », « phrases » ou « énoncés »). Il n’est pas étonnant que, en ce point- limite, s’engouffrent à nouveau, chez les lecteurs du Tractatus, les questions philosophiques traditionnelles : la question du sujet et la question de l’objet, la question de savoir qui pense les pensées que constituent les propositions, et la question de savoir si les « événements » à partir uploads/Philosophie/ balibar-lieux-et-noms-de-la-verite.pdf
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- Publié le Jui 26, 2021
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