Genèses Cent cinquante années de « réception » hégélienne en France Gwendoline
Genèses Cent cinquante années de « réception » hégélienne en France Gwendoline Jarczyk, Pierre-Jean Labarrière Citer ce document / Cite this document : Jarczyk Gwendoline, Labarrière Pierre-Jean. Cent cinquante années de « réception » hégélienne en France. In: Genèses, 2, 1990. A la découverte du fait social. pp. 109-130; doi : 10.3406/genes.1990.1032 http://www.persee.fr/doc/genes_1155-3219_1990_num_2_1_1032 Document généré le 16/12/2016 т Genèses 2, dec. 1990, p. 109-130 La réception du hégélianisme en France s'est opérée au travers d'une histoire marquée d'infléchissements et de retards significatifs. On peut y voir un exemple, à la fois de l'influence déterminante sur notre philosophie des courants de pensée élaborés outre-Rhin - singulièrement de ce que l'on appelle « l'idéalisme allemand » - et de la difficile articulation entre nos deux « esprits nationaux1 ». Pour le dire d'un mot, la tradition hégélienne, chez nos voisins, fut marquée de façon prioritaire par un déchiffrement du système, à la fois dans son architecture globale et dans les divers champs de l'activité humaine dont il se veut la présentation ordonnée - avec des phases positives ou négatives dépendant partiellement des types de lecture politique que l'on pratiqua de cette œuvre -, alors que le monde universitaire français, quand il en vint à étudier cette philosophie, déchiffra d'abord en elle une préoccupation que l'on pourrait dire de type existentiel, et fut davantage attentif à l'enracinement de l'idée dans les aléas de l'histoire et les hésitations de la liberté. Système ou expérience, intérêt premier porté au contenu ou à la méthode (que l'on sait pourtant indissociables chez Hegel) : on pourrait chercher là ce qui structure ces cent cinquante ans d'histoire, - quitte à remarquer, et c'est la constatation à laquelle nous mènera le déroulement de ce procès, que l'on revient heureusement, aujourd'hui, de ces simplifications disjunctives dont le risque est de fausser ce qui, dans cette tradition de pensée, est sans doute le plus riche de promesses : l'effort pour dire l'unité proprement fondamentale de l'être et de la pensée, de la représentation et du concept, de l'effectivité de l'histoire et de la concrétude de l'idée. La rumeur hégélienne n'avait pas mis beaucoup de temps à franchir le Rhin. On sait que Hegel, dont l'existence se déroula symétriquement de part et d'autre de la naissance du siècle, était venu au jour en 1770 et devait mourir en 1831. Moins précoce que Schelling, son cadet de cinq ans, dont il avait partagé l'existence lors de leurs études communes au Stift de Tubingen (le « séminaire » protestant de cette ville), il n'accéda à une parole publique, dans le cadre d'abord de l'université CENT CINQUANTE ANNÉES DE « RÉCEPTION » HÉGÉLIENNE EN FRANCE Gwendoline Jarczyk Pierre-Jean Labarrière 1. Il est de tradition d'opposer la puissance spéculative et la capacité de systématisation des penseurs d'outre-Rhin au brillant des analyses psychologiques et culturelles que pratiquerait plus volontiers la philosophie française. Pour une évocation récente de ces divergences ou de ces complémentarités, cf. l'ouvrage collectif intitulé Au jardin des malentendus. Le commerce franco-allemand des idées. Textes édités par Jacques Leenhardt et Robert Picht. Actes Sud, 1990. Les champs de connaissance étudiés dans cet ouvrage sont : histoire, philosophie, politique et économie, société, science et langue, littérature, médias et art. Pour l'époque précédente (xvuie et xixe siècles) on consultera le numéro spécial de la Revue de synthèse, n° 2, 1988, consacré aux transferts culturels franco-allemands, ainsi que Transferts: les relations interculturelles dans l'espace franco-allemand (XVIIIe -XIXe siècles). Textes réunis et présentés par Michel Espagne et Michael Werner, Paris, Éditions Recherche sur les civilisations, 1989. 109 т G. Jarczyk - P.-J. Labarrière Hegel en France 2. La découverte de cette mention est due à Jacques D'Hondt (cf. son article intitulé « Première vue française sur Hegel et Schelling (1804) », paru dans les Hegel-Studien, Bonn, Beiheft 20, 1980, p. 45-57). C'est au début de 1804 que fut publié, dans les « Archives littéraires de l'Europe », un article de Jean-Geoffroy Schweighâuser, précepteur du marquis Marcel René de Voyer d'Argenson (château des Ormes, près de Poitiers), sous le titre : « Sur l'état actuel de la philosophie en Allemagne ». Ce texte, écrit Jacques D'Hondt, « témoigne d'une connaissance précise du milieu intellectuel qui se forme alors autour de Schelling, comme si Schweighâuser y avait lui-même participé. D'autre part, il ne dénote pas une saisie profonde de cette philosophie, telle que nous pouvons l'étudier maintenant. » Et d'ajouter: « Schweighâuser, sous le jargon spéculatif dont il dénonce la confusion, devine une doctrine importante et audacieuse, qu'il condamne sans doute, mais en lui accordant des circonstances atténuantes, et en adoptant parfois à son égard une attitude problématique qui ménage l'avenir. » 3. Le travail editorial récent a fait le départ entre les responsabilités d'écriture des deux partenaires de cette publication. Mais les textes principaux qui sont de la plume de Hegel étaient depuis longtemps répertoriés comme tels : Foi et Savoir, Écrit sur la différence entre les systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling, Relation du scepticisme avec la philosophie, L'essence de la critique philosophique, Des manières de traiter scientifiquement du droit naturel. de Iéna, qu'à l'âge de trente ans, alors que Schelling, justement, jouissait là, depuis plusieurs années déjà, d'une notoriété que lui-même n'acquit qu'avec retard. Or c'est sans doute dès 1804, alors qu'il n'était encore tenu que pour un disciple de son jeune ami - et peu de temps avant que ne naisse entre eux une querelle durable -que son nom, de contours encore bien pâles, apparut pour la première fois dans une gazette poitevine2. Sa carrière universitaire n'en était alors qu'à ses premiers balbutiements, et ses publications, certes non négligeables, n'excédaient pas quelques articles, parus parfois sans mention d'auteur, dans le Journal critique de la philosophie qu'il avait fondé à Iéna, précisément, avec son ami Schelling3. Au vrai, cette première mention n'a de valeur qu'anec- dotique. Malgré l'admiration que Hegel portait à la France - pas seulement à l'aventure des Lumières ou à celle de la Révolution, qui furent pour lui des références jamais démenties, mais aussi à l'esprit de ce peuple : sa langue, qu'il pratiqua correctement depuis le temps de son préceptorat à Berne (1793-1796), son art de vivre et la légèreté de son esprit (sans négliger, de la part de Hegel, un attrait marqué pour le bon vin !) - sa pensée ne pénétra que lentement chez nous. Faut-il y déceler, sans trop forcer les mots, une sorte d'incompatibilité première, dont témoignerait à sa façon l'anecdote suivante, qui pourrait bien être fondée ? Une mondaine l'aborda, dit-on, au cours d'une soirée du même nom, à Heidelberg, l'an 1816, et lui posa, dans notre langue, cette question : « Monsieur Hegel, dites-moi donc en quelques mots quelle est votre philosophie ? ». « Madame, répond Hegel, ces choses-là ne se disent pas en quelques mots, et surtout pas en français... » Certes, il y eut Victor Cousin, qui se targua d'une compréhension particulière à son égard, et parla souvent de ce qu'il tenait pour une mutuelle estime et amitié. Il l'avait rencontré à Heidelberg en 1816, et ses Souvenirs ď Allemagne comportent un écho de ces premiers échanges. Il vaut la peine de citer en partie ce jugement, cette « réception » première - ou presque - de la pensée de Hegel par un homme qui devait devenir l'un des maîtres de l'université française au milieu du XIXe siècle. « Je me décidai à aller voir M. Hegel quelques heures avant le départ de la voiture. Mais ce jour-là la voiture partit sans moi ; le lendemain, elle partit sans moi encore, et le surlendemain je ne quittai Heidelberg qu'avec la ferme résolution d'y revenir et 110 d'y séjourner quelque temps avant de rentrer en France. Que s'était-il donc passé ? J'avais trouvé sans le chercher l'homme qui me convenait. Dès les premiers mots, j'avais plu à M. Hegel, et il m'avait plu ; nous avions pris confiance l'un dans l'autre, et j'avais reconnu en lui un de ces hommes éminents auxquels il faut s'attacher, non pour les suivre, mais pour les étudier et les comprendre, quand on a le bonheur de les trouver sur sa route. Il n'est pas très facile d'expliquer cette sympathie si prompte et si forte [...] M. Hegel n'avait point encore la renommée qui pouvait exercer quelque prestige sur l'imagination d'un jeune homme : il ne passait alors que pour un élève distingué de M. Schelling4. Ce n'étaient pas non plus sa brillante elocution et le charme de sa parole qui avaient pu me séduire ; il s'est toujours exprimé avec peine en allemand, et il parlait très mal le français. [...] M. Hegel aimait la France, il aimait la révolution de 1789, et, pour me servir d'une expression de l'empereur Napoléon, que M. Hegel me rappelait souvent, lui aussi était Bleu. Il était à la fois très libéral et très monarchique. [...] Et puis M. Hegel était un esprit d'une liberté sans bornes. Il soumettait à ses spéculations toutes choses, les religions aussi bien que les gouvernements, les arts, uploads/Philosophie/ hegelianne-en-france.pdf
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- Publié le Jul 03, 2022
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