Revue Philosophique de Louvain Bergson et Zenon d'Élée Hervé Barreau Citer ce d
Revue Philosophique de Louvain Bergson et Zenon d'Élée Hervé Barreau Citer ce document / Cite this document : Barreau Hervé. Bergson et Zenon d'Élée. In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, tome 67, n°94, 1969. pp. 267- 284; doi : 10.3406/phlou.1969.5491 http://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1969_num_67_94_5491 Document généré le 24/05/2016 Bergson et Zenon d'Élée La métaphysique n'est pas à la mode aujourd'hui. Parmi ceux qui ont contribué à son discrédit, bien qu'ils aient le plus souvent tenté de la ressusciter d'une manière différente, figure sans aucun doute Bergson : « La métaphysique, écrit Bergson dans l'Introduction de La Pensée et le Mouvant^), date du jour où Zenon d'Élée signala les contradictions inhérentes au mouvement et au changement, tels que se les représente notre intelligence ». Selon Bergson, « le principal effort des philosophes anciens et modernes» s'employa à surmonter, ou à tourner « les difficultés soulevées par la représentation intellectuelle du mouvement et du changement», alors qu'ils auraient dû s'apercevoir qu'elles sont, comme telles, insolubles mais aussi illusoires. Il est possible de donner à cette interprétation bergsonienne de l'histoire de la métaphysique occidentale le sens d'une condamnation de l'éléatisme. Dans cette perspective, Zenon ne serait pas seulement responsable d'avoir aiguillé la réflexion des métaphysiciens sur une fausse piste, il le serait aussi de les avoir détournés, — comme c'était du reste son intention, — de la considération du devenir pour leur faire adopter la thèse de son maître Parménide : « L'être est, le non-être (et par conséquent le devenir) n'est pas». Comme le bergsonisme affirme au contraire la réalité du devenir et le caractère superficiel de la pensée logique, Bergson serait l'anti-Zénon, l'initiateur d'une philosophie radicalement nouvelle. Reconnaissons que certaines présentations données par Bergson aux arguments de Zenon autorisent dans une certaine mesure une telle exégèse de ses textes. Bergson avait intérêt, si l'on ose dire, à la favoriser dans la mesure où il voulait faire ressortir l'originalité de sa philosophie, qui est incontestable. Mais il est impossible de ne pas remarquer aussi l'insistance avec laquelle Bergson revient sur les arguments de Zenon, comme s'ils étaient, sous la forme où ils sont présentés, vraiment irréfutables. Il est impossible de ne pas s'interroger sur l'espèce de complicité qu'adopte Bergson à l'égard de ces «sophismes» qui deviennent de plus en plus sous sa plume (!) La Pensée et le Mouvant (édit. 1950), p. 8. 268 Hervé Barreau des « difficultés » fort respectables. Le texte que nous avons cité plus haut, et dont la rédaction est tardive, puisqu'elle date de 1922, est lui-même significatif de cette espèce de référence obligée, et comme de déférence, qu'adopte finalement Bergson à l'égard de Zenon. Pas plus que l'histoire de la métaphysique occidentale, le bergsonisme lui-même ne serait alors possible sans l'héritage de Zenon. D'où l'hypothèse d'une profonde parenté d'inspiration, par delà l'adoption ou le refus de la thèse parménidienne sous sa forme littérale, entre le bergsonisme et l'éléatisme. Telle est la problématique de ce travail. Comme nous venons de le remarquer, elle s'autorise du privilège que Bergson, parmi tous les présocratiques dont il aurait pu évoquer le patronage, a accordé constamment à Zenon. Mais elle ne peut donner lieu à une conclusion suffisamment fondée que si les arguments de Zenon d'une part, les analyses bergsoniennes de ces arguments d'autre part, ne sont pas confondus. Il faudra donc étudier séparément les uns et les autres. Trop de commentaires les ont mêlés, ou ont, au contraire, ignoré, souvent pour une simple raison de chronologie, l'éclairage qu'ils se donnent réciproquement. Nous allons essayer de restituer, aux uns et aux autres, leur sens authentique; et alors, croyons-nous, leur convergence, face à d'autres styles de pensée, apparaîtra de façon frappante. * * * LES ARGUMENTS DE ZENON 1) La restitution littérale. Les arguments de Zenon sont bien connus. Malheureusement nous ne les connaissons que par les auteurs qui les ont réfutés, et qui les tiennent tous de leur premier réfutateur connu : Aristote. Force nous est donc de recourir au texte aristotélicien, très bref. Ce texte lui-même présente des variantes manuscrites qui, même si elles ne mettent pas en cause le sens de chaque argument, ne laissent pas d'être embarrassantes, surtout pour le quatrième argument. Ce n'était pas notre propos de faire une étude exhaustive des textes et traductions proposés. Puisque tout le travail qui a été fait sur cette Bergson et Zenon d'Élée 269 question se situe à l'intérieur de la présentation aristotélicienne de ces arguments, le gain sémantique n'en peut être considérable. Pour qui veut raisonner sur un texte le plus vraisemblable possible, le problème se réduit à tenir compte à la fois des versions manuscrites et de la cohérence sémantique. Voici la solution que nous avons adoptée : pour les trois premiers arguments, nous avons traduit nous-même d'après le texte établi par Carteron(2), en signalant l'addition que nous avons faite à ce texte, à la suite de la plupart des commentateurs, en vue d'obtenir, pour le troisième argument, une traduction satisfaisante. Pour le quatrième argument, où les copistes ont visiblement introduit des variantes qui correspondaient à la façon dont ils imaginaient la situation décrite, et où le texte établi par Carteron ne correspond pas, d'une façon inexplicable, à la traduction qu'il propose, nous reproduisons purement et simplement la traduction de Lachelier (3) qui a le mérite de suivre de très près un texte très peu corrigé par rapport aux sources existantes, et qui donne une explication satisfaisante de la forme compliquée de l'argumentation. Premier argument : la dichotomie. « Dans le premier (argument) l'impossibilité du mouvement est tirée de ce que le mobile doit parvenir d'abord à la moitié avant d'arriver au terme» (239 b 10-12). Deuxième argument : l'Achille. « Le deuxième est celui qu'on appelle l'Achille. Le voici : le coureur le plus lent ne sera jamais rattrapé par le plus rapide; car celui qui poursuit doit toujours commencer par atteindre le point d'où est parti le fuyard; de sorte que nécessairement le plus lent a toujours quelque avance » (239 b 14-17). Troisième argument : la flèche. « Le troisième prétend que la flèche mobile est en repos. Nous l'avons rapporté à l'instant : si toujours toute chose est en repos ou en mouvement, et si elle est en repos quand elle est dans un espace égal à son volume; comme le mobile est toujours dans l'instant (dans un espace égal à son volume) (4), la flèche en mouvement est toujours immobile » (239 b 30 et 239 b 5-8). (2) Abistotb, Physique VI, 9, 239 b 5 à 240 a 18 (Collection des Universités de France, t. II, pp. 60-62). (3) Lachelier, Note sur les deux derniers arguments de Zenon d'Élée, dans Revue de Métaphysique et de Morale, 1910, pp. 345-355. (4) Nous ajoutons « dans un espace égal à lui-même » après « comme le mobile est toujours dans l'instant », ainsi que le porte un manuscrit, et comme l'ont fait Thémistius, S. Thomas, Zeller, Renouvier, Lachelier, etc. Brochard (cf. Études de Philosophie Ancienne, p. 6) interprète différemment, mais il ajoute une hypothèse « comme le temps n'est formé que d'instants», qui est conforme au sens, mais empruntée à la critique de l'argument qu'en fait Aristote. 270 Hervé Barreau Quatrième argument : le stade. « Le quatrième est tiré de corps égaux qui se meuvent en sens inverse dans le stade, devant d'autres corps égaux, ceux-ci immobiles, les premiers venant de l'extrémité du stade, les autres du milieu, avec des vitesses égales : où l'on voit selon Zenon, qu'une durée est à la fois le double et la moitié d'elle- même... Soient, en effet, les corps A, égaux et immobiles; les corps B, venant du milieu du stade, égaux en nombre et en grandeur aux A; les corps C, venant de l'extrémité, égaux en nombre et en grandeur aux A, et marchant avec la même vitesse que les B. » Ici, sans doute, dans le texte d'Aristote, une figure que nous n'avons plus, et qui donnait comme suit la disposition initiale des trois séries de corps : milieu -*- C1 Ca C3 C4 extrémité du A1 A2 A3 A4 du stade B4 B3 Ba B* -> stade « Cela posé, qu'arrive-t-il ? Les B et les C défilent les uns devant les autres, de telle sorte que le premier B arrive à la hauteur du dernier C en même temps que le premier C à la hauteur du dernier B. Il se trouve, par suite, que le premier C a passé devant tous les B, tandis que le premier B n'a passé que devant la moitié des A : de sorte que la durée de son mouvement n'a été aussi que la moitié d'elle-même : car le premier B met le même temps à passer devant chaque A que le premier C à passer devant chaque B. Il se trouve aussi que le premier B a passé devant tous les C (puisqu'il arrive au bout de la file des C en même temps que le premier C au bout de la file des B), mettant uploads/Philosophie/ herve-barreau-bergson-et-zenon-d-x27-elee.pdf
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- Publié le Nov 13, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
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