Bulletin d’analyse phénoménologique VIII 1, 2012 (Actes 5), p. 519-533 ISSN 178

Bulletin d’analyse phénoménologique VIII 1, 2012 (Actes 5), p. 519-533 ISSN 1782-2041 http://popups.ulg.ac.be/bap.htm Passivité et altérité : la lettre de Husserl à Lévy-Bruhl Par DANIEL GIOVANNANGELI Université de Liège La dixième (et dernière) des études qui composent en 1990 le livre de Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, met vigoureusement l’accent sur l’altérité dans son lien intrinsèque à la passivité. Selon l’expression de Ricœur, la passivité offre « le répondant phénoménologique »1 de la méta- catégorie spéculative de l’altérité. Dans Soi-même comme un autre, l’attes- tation phénoménologique de l’altérité dans l’expérience de la passivité prend trois figures que Ricœur énumère : en premier lieu, celle du corps propre ou de la chair ; celle de la passivité dans la relation à autrui, ensuite ; celle, enfin, « la plus dissimulée », du rapport de soi à soi-même correspondant à la conscience au sens de Gewissen. Mon exposé sera centré sur la deuxième de ces figures. Il rapportera à la constitution d’autrui dans la Ve Méditation cartésienne de Husserl, la lettre que celui-ci, quelques années plus tard, adressa à Lucien Lévy-Bruhl. Il y va en effet dans cette lettre de l’extension à d’autres sociétés de ce que Natalie Depraz a judicieusement cerné, à propos de la Ve Méditation cartésienne, comme « la dynamique passive du couplage originaire »2. 1 P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, coll. « Points-Essais », 1996, p. 368. S’agissant de la lecture de la Ve Méditation cartésienne de Husserl par Ricœur, je reprends ici certains passages de mon étude sur « Liberté et altérité », in L. Denooz et S. Thieblemont (éd.), Le Moi et l’Autre. Études pluridisciplinaires, n° spécial de la revue Questions de communication, Presses Universitaires de Nancy, 2011, p. 15-28. 2 N. Depraz, « Commentaire de la Cinquième Méditation (Deuxième partie : § 49- 62) », dans J.-F. Lavigne (éd.), Les Méditations cartésiennes de Husserl, Paris, Vrin, 2008, p. 199. 519 Paul Ricœur et la Ve Méditation cartésienne de Husserl Le pari que Husserl relève dans sa Ve Méditation cartésienne est de chercher à constituer autrui à partir de la sphère du moi. L’altérité d’autrui se constitue d’une part en moi, mais c’est en tant, d’autre part, qu’autrui est lui-même un sujet capable de me percevoir. Ma propre chair opère comme l’analogon, tout uniment identique et différent, de la chair d’autrui. Cette saisie par analogie trouve ses ressources dans la mise en couple, qu’exemplifient l’expérience sexuelle, l’amitié, comme aussi, déjà, la simple conversation. Elle trouve sa cohérence au niveau perceptuel dans l’unité de style des expressions et des gestes. Elle recourt enfin à l’imagination, qui pose l’autre là-bas, dans un ici où je pourrais me rendre. Ce recours à la fiction déborde l’expérience perceptive dans laquelle l’expérience d’autrui restait confinée jusque-là et marque un pas supplémentaire vers ce que Ricœur comprend comme « l’affranchissement de l’autre par rapport à ma sphère primor- diale »1. D’un côté, autrui ne m’est pas radicalement inconnu ; d’un autre côté, et à la différence de l’expérience que je fais de moi-même, l’expérience qu’il fait lui-même de lui-même me reste inconnue. L’autre que moi ne se donne pas à moi comme une simple représentation ; mais il se donne bel et bien à moi : la donation d’autrui est une authentique donation. Toutefois, pour authentique qu’elle soit, cette donation n’est pas, à la différence de l’expérience que je fais de moi-même, une donation originaire. Cette donation inoriginaire, cette présentation dérivée, Husserl la nomme une apprésentation. En d’autres termes, les vécus d’autrui, à la différence de mes propres vécus, ne seront jamais les miens : l’enjeu est de faire surgir au sein même de la sphère du propre un phénomène qui transgresse cette dernière vers un autre, un étranger, ein Fremdes. Mon expérience propre contient en elle-même ce « surcroît de sens »2 qui coïncide avec l’expérience donatrice d’autrui. La solution husserlienne à cette énigme repose ultimement sur le partage entre mon corps physique (Körper) par quoi j’appartiens à la nature, et ma chair (Leib) qui occupe une position transcendantale à l’égard du monde. Je fais l’expérience de moi-même, en tant que chose mondaine constituée non moins qu’en tant que corps propre constituant. La clé du transfert analogisant réside dans la formation en paire de l’ego et de l’alter ego. L’empiétement entre l’expérience originaire que je fais de ma chair et l’expérience que je fais de mon corps en tant qu’objet du monde, supporte le 1 P. Ricœur, À l’école de la phénoménologie, Paris, Vrin, 2004, p. 252. 2 Ibid., p. 245. Bulletin d’analyse phénoménologique VIII 1 (2012) http://popups.ulg.ac.be/bap.htm © 2012 ULg BAP 520 transfert analogique par lequel j’attribue une chair à autrui, dont je perçois le corps comme un objet du monde. Pour être dite analogisante, l’attribution de la chair à autrui n’est néan- moins pas une représentation par signe ou par image ; elle n’est pas non plus une inférence qui conclurait d’une ressemblance objective entre des expres- sions physiques à une ressemblance entre des vécus psychiques. Elle opère, commente Ricœur, à la manière des synthèses passives : cette opération est de l’ordre de l’antéprédicatif et du préréflexif. La constitution d’une subjectivité étrangère passe nécessairement par l’idée d’un propre qui exige de discerner la chair (le corps propre) et le corps-objet. Il s’agit tout à la fois de reconnaître, d’une part, que ma chair est « le plus originairement mien et de toutes choses la plus proche », qu’elle coïncide avec mon « je peux », sans du même coup voiler, d’autre part, que ce « je peux » ne dérive pas d’un « je veux », mais que, à l’inverse, mon vouloir s’y enracine. Plus profonde que tout dessein volontaire est l’altérité primordiale de la chair : « Si même l’altérité de l’étranger pouvait — par impossible — être dérivée de la sphère du propre, l’altérité de la chair lui serait encore préalable »1. En d’autres termes, la saisie par appariement de l’altérité d’autrui trouverait elle-même sa condition dans l’expérience de ma chair, dont la passivité atteste l’altérité, à laquelle Husserl identifie mon propre le plus propre. Or cette propriété ul- time, paradoxalement, coïncide avec une désappropriation. Plus exactement, la conscience ne coïncide pas avec elle-même. Elle n’est en son fond jamais contemporaine d’elle-même. De l’important chapitre V de la thèse de N. Depraz, Transcendance et incarnation, je retiens seulement ici qu’elle y souligne vigoureusement le rapprochement que Husserl effectue entre ces deux espèces de présentifica- tions que sont l’Einfühlung et le souvenir. Il est vrai que tandis que l’altérité du moi à lui-même, l’Ichspaltung, reste supportée par « un seul et même moi », l’expérience de l’autre délivre « deux moi distincts, le moi propre et le moi étranger »2, lesquels ne peuvent être unifiés sous un même flux temporel. C’est dire que le problème de l’Einfühlung est celui de l’accès à l’autre à partir de deux temporalités séparées, de deux flux de vécus irrémédiablement distincts. Si le § 52 des Méditations cartésiennes identifie pourtant ces deux espèces de présentifications, c’est en tant que la transcendance du passé par rapport à mon présent vivant est en quelque sorte analogue à la transcendance de l’étranger par rapport à mon être propre. 1 P. Ricœur, Parcours de la reconnaissance, Paris, Stock, 2004, p. 375. 2 N. Depraz, Transcendance et incarnation. Le statut de l’intersubjectivité comme altérité à soi chez Husserl, Paris, Vrin, 1995, p. 247. Bulletin d’analyse phénoménologique VIII 1 (2012) http://popups.ulg.ac.be/bap.htm © 2012 ULg BAP 521 C’est mon être propre qui constitue mon passé « de même » (wie… so ähnlich), écrit Husserl, qu’il constitue le moi étranger. Il s’agit dans les deux cas de modifications du propre : la constitution y repose sur le moi propre. Toutefois, la différence demeure dans la mesure où « le moi étranger », résume lapidairement N. Depraz, « est un autre moi, le moi passé un moi autre » eption qu’elle inspire est à la mesure de sa promesse impos 1. La constance dont Ricœur fait preuve dans sa lecture de la Ve Médita- tion cartésienne de Husserl est remarquable, on le montrerait facilement. Elle ne va toutefois pas sans inflexions. En même temps que son commentaire des Méditations, Ricœur publiait en 1954 un article portant pour titre « Sym- pathie et respect. Phénoménologie et éthique de la deuxième personne ». Il y reconsidérait avec distance la Ve Méditation, dans un développement franchement intitulé « Décevante phénoménologie ». L’interrogation s’y resserrait autour de ce que Ricœur désignait déjà, d’une expression qu’il allait conserver avec insistance, comme « l’énigme de l’étranger »2. Mais c’était alors pour conclure que Husserl avait échoué à résoudre cette énigme. La lutte menée par Husserl, et que Ricœur estime « héroïque », pour constituer le monde sur la base du solipsisme, aura échoué, et elle ne pouvait qu’échouer : la déc sible à tenir3. Le diagnostic de Ricœur se fait plus précis lorsque la phénoménologie est reconsidérée à l’aune du criticisme kantien. Confrontée à la pensée kantienne, et tout particulièrement au versant pratique de uploads/Philosophie/ husserl-i-levy-bruhl.pdf

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