L'Homme et la société La production de l'espace Henri Lefebvre Citer ce documen

L'Homme et la société La production de l'espace Henri Lefebvre Citer ce document / Cite this document : Lefebvre Henri. La production de l'espace. In: L'Homme et la société, N. 31-32, 1974. Sociologie de la connaissance marxisme et anthropolgie. pp. 15-32. doi : 10.3406/homso.1974.1855 http://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1974_num_31_1_1855 Document généré le 25/09/2015 la production de l'espace* HENRI LEFEBVRE I. 1 - L'espace ! Voici peu d'années, ce terme n'évoquait rien d'autre qu'un concept géométrique, celui d'un milieu vide. Toute personne instruite le complétait aussitôt d'un terme savant, tel qu'« euclidien », ou « isotrope », ou « infini ». Le concept de l'espace relevait, pensait-on en général, de la mathématique et seulement de cette science. L'espace social ? Ces mots auraient surpris. On savait que le concept d'espace avait subi une longue élaboration philosophique ; mais l'histoire de la philosophie résumait aussi l'affranchissement progressif des sciences, et principalement des mathématiques, par rapport à leur tronc commun : la vieille métaphysique. Descartes passait pour l'étape décisive de l'élaboration du concept d'espace et de son émancipation. Il avait mis fin, d'après la plupart des historiens de la pensée occidentale, à la tradition aristotélicienne selon laquelle l'espace et le temps font partie des catégories ; de sorte qu'ils permettent de nommer et de classer les faits sensibles, mais que leur statut reste indécis, en ce sens qu'on peut les considérer soit comme de simples manières empiriques de grouper les faits sensibles, soit comme des généralités éminentes, supérieures aux données des organes du corps. Avec la raison cartésienne, l'espace entre dans l'absolu. Objet devant le Sujet, « res extensa » devant la « res cogitans », présent à celle-ci, il domine, parce qu'il les contient, les sens et les corps. Attribut divin ? Ordre immanent à la totalité des existants ? Ainsi se posa la question de l'espace, après Descartes, pour les philosophes : Spinoza, Leibniz, les newtoniens. Jusqu'à ce que Kant reprenne, en la modifiant, l'ancienne notion (*) Ce texte est un extrait de l'introduction à un important ouvrage intitulé « La production de l'I'space » qui vient de paraître aux éditions Anthropos. 16 HENRI LEFEBVRE de catégorie. L'espace, relatif, instrument de connaissance, classement des phénomènes, ne s'en détache pas moins (avec le temps), de l'empirique ; il se rattache selon Kant à l'a priori de la conscience (du « sujet »), à sa structure interne et idéale, donc transcendantale, donc insaisissable en soi. Ces longues controverses marquèrent le passage de la philosophie à la science de l'espace. Seraient-elles périmées ? Non. Elles ont une autre importance que celle de moments et d'étapes dans le cours du Logos occidental. Se déroulaient-elles dans l'abstraction que son déclin assigne à la philosophie dite « pure » ? Non. Elles se rattachaient à des questions précises et concrètes, entre autres celles des symétries et dissymétries, des objets symétriques, d'effets objectifs de réflexion et de miroir. Questions qui se reprendront au cours du présent ouvrage et se répercuteront dans l'analyse de l'espace social. I. 2 - Alors vinrent les mathématiciens au sens moderne, tenants d'une science (et d'une scientificité) détachée de la philosophie, se considérant comme nécessaire et suffisante. Ces mathématiciens s'emparèrent de l'espace (et du temps) ; ils en firent leur domaine, mais d'une façon paradoxale : ils inventèrent des espaces, une indefinite : espaces non-euclidiens, espaces à courbures, espaces à x dimensions et même à une infinité de dimensions, espaces de configuration, espaces abstraits, espaces définis par une déformation ou transformation, topologie, etc. Très général et très spécialisé, le langage mathématique discerne et classe avec précision ces innombrables espaces (l'ensemble ou espace des espaces ne se concevant pas, semble-t-il, sans quelques difficultés). La relation entre le mathématique et le réel (physique, social) n'allait pas de soi, un abîme se creusant entre eux. Les mathématiciens qui faisaient surgir cette « problématique » la laissaient aux philosophes, qui trouvaient une manière de rétablir leur situation compromise. De ce fait, l'espace devint ou plutôt redevint ce qu'une tradition philosophique, celle du platonisme, avait opposé à la doctrine des catégories : une « chose mentale » (Léonard de Vinci). La prolifération des théories (topologies) mathématiques aggravait le vieux problème dit « de la connaissance ». Comment passer des espaces mathématiques, c'est-à-dire des capacités mentales de l'espèce humaine, de la logique, à la nature, d'abord, à la pratique, ensuite, et à la théorie de la vie sociale qui se déroule ainsi dans l'espace ? I. 3 - De cette lignée, (la philosophie de l'espace revue et corrigée par les mathématiques), une recherche moderne, l'épistémologie, a reçu et accepté un certain statut de l'espace comme « chose mentale », ou « lieu mental ». D'autant que la théorie des ensembles, présentée comme logique de ce lieu, a fasciné non pas seulement les philosophes, mais les écrivains, les linguistes. De toutes parts ont proliféré des «ensembles» (parfois pratiques (1) ou histo- (1) J.P. Sartre, Critique de la Raison dialectique, I, Théorie des ensembles pratiques, VA. Gallimard, 1960. LA PRODUCTION DE L'ESPACE 17 tiques (2) et des « logiques » adjointes suivant un scénario qui tend à se répéter, ensembles et « logiques » qui n'ont plus rien de commun avec la théorie cartésienne. Mal explicité, mêlant selon les auteurs la cohérence logique, la cohésion pratique, l'auto-régulation et les rapports des parties au tout, l'engendrement du semblable par le semblable dans un ensemble de lieux, la logique du contenant et celle du contenu, le concept d'espace mental se généralise dès lors sans qu'aucun garde-fou lui assigne des bornes. Il est question sans cesse d'espace de ceci et/ou d'espace de cela : espace littéraire (3), espaces idéologiques, espace du rêve, topiques, psychanalytiques, etc. Or, F« absent » de ces recherches dites fondamentales ou épistémologiques, ce n'est pas seulement « l'homme », c'est aussi l'espace, dont on parle pourtant à chaque page (4). « Un savoir, c'est aussi l'espace dans lequel le sujet peut prendre position pour parler des objets auxquels il a affaire dans son discours », déclare tranquillement M. Foucault (Archéologie du Savoir, p. 328) (5) sans se demander de quel espace il parle, et comment il saute du théorique (épistémologique) au pratique, du mental au social, de l'espace des philosophes à celui des gens qui ont affaire à des objets. Scientificité (que l'on a définie par la réflexion dite « épistémologique » sur le savoir acquis) et spatialité s'articulent « structuralement » selon une connexion présupposée : évidente pour le discours scientifique, jamais portée au concept. Le discours scientifique sans craindre de tourner en rond, confronte le statut de l'espace et celui du « sujet », le « je » pensant et l'objet pensé, reprenant ainsi les positions du Logos cartésien (occidental) que par ailleurs croient « clore » certains penseurs (6). La réflexion épistémologique, conjuguée avec les efforts théoriques des linguistes, arrive à un curieux résultat. Elle a liquidé le « sujet collectif», le peuple comme générateur de telle langue, porteur de telles séquences étymologiques. Elle a écarté le sujet concret, substitut du dieu qui nomma les choses. Elle a mis en avant le « on », l'impersonnel, générateur du langage en général, du système. Pourtant, il faut un sujet ; c'est alors le sujet abstrait, le Cogito philosophique qui réapparaît. D'où la réactualisation sur le mode « néo » de la vieille philosophie, néo-hégélienne, néo-kantienne, néocartésienne, à travers Husserl, qui pose sans scrupules excessifs l'identité (quasi tautologique) du Sujet connaissant et de l'Essence conçue, inhérente au « flux » (du vécu) et par conséquent l'identité presque « pure » du savoir formel avec le savoir pratique (7). On ne peut donc s'étonner que le grand (2) Michel Clouscard, L'Etre et le Code, Procès de production d'un ensemble précapitaliste, Ed. Mouton, 1972. (3) M. Blanchot, L'Espace littéraire, Ed. Gallimard, coll. Idées, 1968. (4) Cf. le recueil intitulé Panorama des sciences humaines, Ed. N.R.F., 1973, dont c'est le moindre défaut. (5) Cf. aussi p. 196 : « Le parcours d'un sens », p. 200, « l'espace des dissensions », etc. (6) Cf. J. Derrida : Le vivre et le phénomène, P.U.F., 1967. (7) Cf. Les réflexions critiques de Michel Clouscard, L'Etre et le Code, Introduction. Dans Matérialisme et Empiriocriticisme, Lénine a résolu brutalement le problème en le supprimant : la pensée de l'espace reflète l'espace objectif, comme une copie ou photographie. l'homme et la société n. 31/32-2 18 HENRI LEFEBVRE linguiste N. Chomsky restitue le Cogito (sujet) cartésien (8) lorsqu'il affirme l'existence d'un niveau linguistique où l'on ne peut pas représenter chaque phrase simplement comme la suite finie d'éléments d'un certain type, engendrée « de gauche à droite » par un mécanisme simple, mais qu'il faut découvrir un ensemble fini de niveaux ordonnés « de haut en bas » (cf. Structures syntactiques, traduction française, p. 27). N. Chomsky postule sans autre forme de procès un espace mental doté de propriétés définies : orientations et symétries. Il se donne généreusement le passage de cet espace mental du langage à l'espace social où le langage devient pratique, sans mesurer l'abîme qu'il franchit. De même J.M. Rey (9) uploads/Philosophie/ intro-a-la-production-de-l-x27-espace-lefebvre.pdf

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