ÉRIC ALLIEZ DE L’IMPOSSIBILITÉ DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE SUR LA PHILOSOPHIE FRANCAIS
ÉRIC ALLIEZ DE L’IMPOSSIBILITÉ DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE SUR LA PHILOSOPHIE FRANCAISE CONTEMPORAINE * 1 à Yves Mabin, * Rédigé à la demande de la Direction Générale des Relations Culturelles Scientifiques et Techniques du Ministère des Affaires Étrangères, ce Rapport — publié en 1994 (adpf) avec des présentations de C. Descamps et J. Benoist sous l’intitulé général “Philosophie contemporaine en France”; repris ici corrigé, modifié et augmenté — était destiné à circuler dans des pays où l’accès aux publications françaises relève souvent d’un véritable sacerdoce. De là, dans notre texte, l’abondance des citations, des notes et des références s’essayant à restituer (et à resituer) des fragments du corpus des œuvres philosophiques contemporaines en langue française à la manière d’un collage (avec des “vignettes” et des “miniatures”), puisqu’il ne pouvait s’agir que de produire un tableau (ou une mise en perspective) de la “philosophie française contemporaine”. Le divorce prononcé entre institution universitaire et production philosophique, avec le peu de place faite en France comme ailleurs, dans l’enseignement supérieur, à l’étude de ses formes actuelles (quand elles excèderaient le champ strictement balisé de l’histoire de la philosophie, domaine exclusif des départements de philosophie, et d’une certaine diplomatie transcendantale qui lui est conjointe), nous a dissuadé d’en modifier substantiellement le mode d’écriture. A l’exception de l’introduction de Notices et de Notules qui avaient le mérite d’expliciter les différents régimes de lecture avec lesquels compte la (re)présentation de ce travail. Composé d’études prises dans un dispositif général de diagnostic et de suggestion, il se présente comme une intervention dans le champ de l’histoire la plus contemporaine de la philosophie française. 2 “Nous qui nous croyons liés à une finitude qui n’appartient qu’à nous et qui nous ouvre, par le connaître, la vérité du monde, ne faut-il pas nous rappeler que nous sommes attachés sur le dos d’un tigre? ” Michel Foucault “Nous avons tous Husserl derrière nous, nous devrions savoir ce que cela veut dire.” Jean-François Lyotard “Tant que nous n’aurons pas entendu ce qui nous est ainsi signifié, nous en resterons à l’interminable post-théologie d’une transcendance qui n’en finit pas d’être retournée en immanence.” Jean-Luc Nancy 3 LIMINAIRE Devait-on se risquer à reprendre ici l’enquête “géo-philosophique” portant sur la question du caractère national de la philosophie française1? Mais il eût fallu pouvoir, et savoir, la conduire jusqu’à l’extrême contemporain pour être enfin à même d’apprécier de quel pluriel cette “France” s’est constituée, à quelles tensions elle s’est tressée, en rupture avec certain dispositif uni-versitaire dont on ne voit pas pourquoi — marquons-le d’entrée de jeu — il devrait signifier la “fin de la philosophie”. Sauf à poser que la philosophie ne saurait exister que comme cette “totalisation systématique du savoir” à laquelle elle a — c’est incontestable — cessé de s’identifier (voir Notice Anti-Pensée 68) pour expérimenter une autre idée et une autre pratique du système. On a donc préféré s’autoriser d’un motif susceptible de déterminer et de problématiser notre objet dans sa pluralité comme celui de la production philosophique telle que s’y négocie aujourd’hui une certaine expression française: non par rapport à l’a priori de son histoire “identitaire”, mais eu égard aux singularités génératives du champ philosophique contemporain tel qu’il s’étend entre phénoménologie et analyse logique, mais aussi — et ce second plan est irréductible au premier — entre possibilité et impossibilité de la phénoménologie. Problématique en ce qu’il engage une certaine idée de la contemporanéité philosophique, ce motif est celui de la critique des universaux selon les trois figures successivement empruntées par la “philosophie doctrinale”2 (et ô combien inégalement combattues par l’une et l’autre tradition, phénoménologique et analytique): universaux de contemplation, universaux de réflexion, universaux de communication3. Mais n’est-ce pas aussi qu’en ces formes pures d’expression qui émargent à 1 Citons pour mémoire ce passage du Rapport de Ravaisson, alors président du Jury de l’Agrégation de Philosophie, sur La Philosophie en France au XIXe siècle (1867), in fine: “Il serait aisé (...) de montrer dans les principales conceptions philosophiques auxquelles ont donné le jour, en ces derniers temps, des pays différents du nôtre, des tendances toutes semblables à celles qui nous ont paru dominer ou être près de devenir dominantes dans les théories que notre pays a produites.” Pour le contexte dans lequel s’inscrit cette représentation téléologique de la philosophie française, voir l’Introduction de S. Douailler aux écrits de Ravaisson et Boutroux rassemblés sous l’intitulé “L’âme à la Sorbonne”, dans Philosophie, France, XIXe siècle. Écrits et opuscules, Choix, introductions et notes par S. Douailler, R.-P. Droit et P. Vermeren, LGF, 1994. Doit-on ajouter que la question d’un possible renversement de tendance ne saurait être tout à fait absente du présent Rapport ? 2 Selon la formule provocante du regretté François Châtelet, dans la Conclusion de l’Histoire de la philosophie, œuvre collective en huit volumes parue sous sa direction en 1972-1973 chez Hachette (nouvelle édition en quatre tomes, Marabout, 1979). Avec son ambition pédagogique, cette publication se laisse lire aujourd’hui comme un véritable “rapport” de l’histoire française de la philosophie au début des années soixante-dix. Le dernier volet — La Philosophie au XXème siècle — annonce bien des conflits qui envahiront le champ philosophique dans les années quatre- vingt. 3 On adopte ici la nomenclature utilisée par G. Deleuze et F. Guattari dans Qu’est-ce que la philosophie ?, Minuit, 1991, en part. p. 11-12. 4 l’histoire — ou à la géo-histoire — de l’idéalisme (idéalisme objectif grec, idéalisme subjectif allemand, idéalisme intersubjectif européen) l’universel n’explique rien, et que c’est lui plutôt qui doit être expliqué ou “déconstruit” (ce serait la véritable fonction de la déconstruction)? Dire cela, repartir de ceci, ce n’est pas seulement rapporter l’économie d’un discours, qui aura souvent cherché l’ouverture dans le commentaire, à l’horizon critique dont il est issu: c’est définir la tâche d’une histoire philosophique de la philosophie par le fait de substituer chaque fois une évaluation immanente (à l’historicité de la raison comme à la création toujours singulière des concepts) aux prétentions d’un jugement transcendant 4. Ayant par ce motif renoncé à démêler la part de l’historien et celle du philosophe, nous n’avons pas cru devoir démarquer artificiellement la part du diagnostic de la part de l’analyse — et du constat. Notice Anti-Pensée 68 C’est faute d’une réelle évaluation immanente aux concepts créés par la philosophie contemporaine, et fort de la certitude que la “fin de la philosophie” se confond avec la crise de l’onto-théologie, qu’Alain Renaut croit pouvoir consensuellement affirmer que “nul ne songerait plus aujourd’hui, en philosophie, à produire un système nouveau, signe que d’une certaine façon les positions philosophiques possibles (...) ont été exhaustivement explorées par l’histoire, et que les philosophies élaborées de Platon à Heidegger constituent de ce point de vue une axiomatique close”, cf. A. Renaut, L’Ère de l’individu. Contribution à une histoire de la subjectivité, Gallimard, 1989, p. 9, n. 1. Où l’on reconnaîtra cet “acquis essentiel de la pensée heideggerienne” — ailleurs dénoncé comme un véritable lieu commun de la philosophie française autour de 1968 — en l’espèce du caractère indépassable de l’achèvement de la métaphysique dans la venue du système, avec le lien supposé entre pensée du système et interprétation de l’être de l’étant comme Subjectivité absolue, cf. L. Ferry, A. Renaut, “Heidegger en question. Essai de critique interne” (1978), repris dans Système et critique. Essai sur la critique de la raison dans la philosophie contemporaine, Ousia, 1984, p. 71. Voir encore les premières pages de Sartre. Le Dernier Philosophe (Grasset, 1993) d’A. Renaut, dont il faut citer au moins l’ouverture parodique: “Déjà cinquante ans, et pas un seul philosophe nouveau ! 1943: l’année où paraît L’Être et le Néant ” (p. 12). Il est vrai que les critères d’évaluation proposés par Renaut laissent peu d’espoir puisque: 1) l’histoire de la philosophie relèverait du devoir de vérité en général (comme vérité historique ou comme exactitude scientifique); 2) la critique répondrait à un devoir de probité sans qu’elle entretienne un rapport spécifique à l’écriture philosophique; 3) l’obligation de vérité, “peut-être, spécifiquement philosophique” s’identifierait à la recherche des conditions de pensabilité d’un fait problématique quelconque (cf. A. Renaut, “Philosopher après le dernier philosophe”, Le Débat, 4 Cf. G. Deleuze, “Qu’est-ce qu’un dispositif ?”, in Michel Foucault philosophe. Rencontre internationale (Paris 9, 10, 11 janvier 1988), Le Seuil, 1989, p.188-189, p. 191. 5 n°72, 1992, p. 211-217. Numéro spécial La Philosophie qui vient. Parcours, bilans, projets). On aura compris que les exigences constitutives de ce que nos auteurs désignent comme un “humanisme post-métaphysique” seront moins du ressort du travail philosophique proprement dit que de la défense du devenir adulte de l’univers laïque et démocratique contre ses inévitables détracteurs5. (En amont de cette déclaration, voir A. Renaut, L. Sosoe, Philosophie du droit, PUF, 1991, dont on reproduira les toutes dernières lignes: “...si la philosophie spéculative s’est achevée depuis bien longtemps déjà, c’est à travers sa transformation en philosophie pratique que la philosophie peut et doit aujourd’hui chercher encore les voies d’un avenir possible”; en aval, L. Ferry, Le nouvel ordre écologique. L’arbre, l’animal et l’homme, Grasset, 1992 — avec mon compte-rendu, en collaboration uploads/Philosophie/ impossibility 1 .pdf
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- Publié le Mar 03, 2022
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