JAMES ET HUSSERL : PERCEPTION DES FORMES ET POLARISATION DES FLUX DE CONSCIENCE
JAMES ET HUSSERL : PERCEPTION DES FORMES ET POLARISATION DES FLUX DE CONSCIENCE B. Leclerq, S. Galetic De Boeck Supérieur | « Revue internationale de philosophie » 2012/2 n° 260 | pages 229 à 250 ISSN 0048-8143 ISBN 9782930560113 DOI 10.3917/rip.260.0229 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-internationale-de-philosophie-2012-2-page-229.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur. © De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Après avoir publié sa Philosophie de l’arithmétique, issue de la thèse de doctorat qu’avait dirigée Stumpf, Husserl s’était en effet lancé dans des recherches psychologiques pour préparer des cours, mais aussi et surtout pour investiguer dans le détail les rapports du logique au sens large avec la psychologie, et singulièrement avec la psychologie descriptive héritée de Franz Brentano. Ce travail, rendu nécessaire par certaines diffi cultés rencon- trées sur le terrain de la philosophie des mathématiques, allait fi nalement mener Husserl sur le chemin de l’élaboration de la phénoménologie, d’abord dans les Recherches logiques de 1900-1901, puis, une fois effectué le «tournant trans- cendantal» aux alentours de 1906-1907, dans les Idées directrices pour une phénoménologie de 1913. Or, comme en attestent les notes prises par Husserl dans son exemplaire personnel des Principles of psychology, conservé aux Archives de Leuven, c’est notamment le chapitre XX, consacré à la perception de l’espace, qui a suscité son attention la plus soutenue1. Il faut dire que, comme le montrent les textes du volume XXI des Husserliana, Husserl s’était lancé à l’époque dans la rédaction d’un ouvrage sur la question de l’espace pour compléter sans doute sa philoso- phie de l’arithmétique d’une philosophie de la géométrie, mais aussi pour étudier les relations entre représentations intuitives et systèmes formels sur ce terrain géométrique rendu particulièrement intéressant à cet égard depuis les travaux de Riemann, Klein ou Lie. Ces questions, qui préoccupent à la même époque d’autres mathématiciens et philosophes comme Henri Poincaré, trouveront chez 1 Qu’il nous soit permis de remercier ici Rudolf Bernet, qui nous avait permis il y a quelques années de consulter cet ouvrage, ainsi que la transcription du manuscrit K I 33 (partiellement inédit) qui se compose de notes et développements explicitement inspirés de la querelle du «nativisme» et de l’«empirisme», de l’Über den psychologischen Ursprung der Raumvorstellung (Hirzel, Leipzig, 1873) et de la Tonpsychologie (Hirzel, Leipzig, 1883-1890) de Stumpf, ainsi que du chapitre XX des Principles of psychology de James. © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 11/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 86.238.195.79) © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 11/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 86.238.195.79) B. LECLERCQ, S. GALETIC 230 Husserl une réponse à la fi n des années 1890 dans ce qu’il appellera désormais «théorie des multiplicités» et dont il revendiquera toujours une certaine proxi- mité avec le point de vue de Hilbert2. Mais, au-delà de ces questions spécifi ques de philosophie des mathématiques, d’autres préoccupations fondamentales retiennent alors le jeune disciple de Brentano et de Stumpf dans le travail de James sur la représentation spatiale. Une psychologie descriptive et un nouvel empirisme Comme nous l’avons montré ailleurs3, c’est tout à la fois par la critique radicale de l’«erreur du psychologue (psychologist’s fallacy)» et par la distinction nette entre le niveau de la description psychologique et celui de l’explication neuro- physiologique, que, du point de vue de la méthode, les Principles of psychology de James ont le plus impressionné le jeune Husserl. Déjouant en effet les pièges de ce que Husserl allait bientôt à son tour appeler «psychologisme» – et dont il allait dénoncer tous les travers dans la pensée moderne de la représentation et singulièrement chez les empiristes associationnistes –, James distingue sans cesse les actes de penser et les contenus de pensée, faisant même de cette distinc- tion le centre de sa propre critique de la «psychologist’s fallacy». En outre, les travaux du philosophe américain mettent constamment en œuvre une dissocia- tion – implicite dans les Principles, mais explicite dans le Précis – entre le niveau de la caractérisation classifi catoire des vécus et phénomènes mentaux et celui de leur explication causale neurophysiologique. A cet égard, il développe bien une psychologie purement descriptive, que présuppose et que relaie le travail explicatif. Dans des notes personnelles de septembre 1906, Husserl indique que c’est précisément cette démarche purement descriptive des Principles qui fi t sur lui la plus forte impression. Et, en effet, l’entreprise de James se veut détachée de toute théorie métaphysique qui prétendrait fonder ses constats descriptifs en postulant l’existence d’«entités sous-jacentes» susceptibles de les expliquer. Avant toute «spéculation plus profonde», il s’agit, dit James dans le Précis, de rassembler les «vérités provisoires» d’une science de fait. 2 Sur ce point, voir l’excellent texte de Robert Brisart «Les premières articulations du fonctionnement intentionnel: le projet d’un Raumbuch chez Husserl entre 1892 et 1894», dans Philosophiques, vol. 34 (2007), pp. 259-272. Voir aussi Bruno Leclercq, «Husserl, Frege et Hilbert. Théorie des systèmes formels», à paraître dans un volume Penser aujourd’hui avec Husserl sous la direction de Robert Brisart. 3 Bruno Leclercq, «Les données immédiates de la conscience. Neutralité métaphysique et psycho- logie descriptive chez Edmund Husserl et William James», dans Philosophiques, 2008 (vol. 35), pp. 317-344. Nous nous permettons de renvoyer à ce texte pour les références des thèses de James et Husserl qui seront ici résumées. © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 11/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 86.238.195.79) © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 11/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 86.238.195.79) JAMES ET HUSSERL: PERCEPTION DES FORMES ET POLARISATION DES FLUX DE CONSCIENCE 231 Le privilège accordé par James aux explications neurophysiologiques sur les explications en termes de «mécanismes» psychologiques est d’ailleurs préci- sément la garantie de la distinction – revendiquée par Brentano et toujours réaffi rmée par Husserl – entre le travail descriptif et classifi catoire et le travail explicatif et génétique en psychologie. Or, c’est par cette distinction même qu’on peut échapper aux formes les plus graves de psychologisme qui s’exprimaient notamment dans les théories modernes de la représentation, mais aussi dans leurs héritières du XIXe siècle, notamment l’empirisme associationniste ou les interprétations psychologiques du kantisme. Alliant description «phénoméno- logique» et explication neurophysiologique, la démarche de James s’inscrit pleinement dans la perspective des travaux de Carl Stumpf4, mais aussi et surtout des travaux fondateurs d’Ewald Hering, lequel opposait précisément ce couple de psychologie descriptive et de neurophysiologie explicative à des explications psychologiques comme celle de Hermann von Helmholtz. Certes, l’association- nisme dit quelque chose de vrai, à savoir qu’il existe des mécanismes d’habitude qui favorisent les transitions entre contenus similaires ou «contigus». Mais ces mécanismes ne sont pas des combinaisons psychiques d’idées conçues d’après ces contenus; ce sont des mécanismes purement neurophysiologiques. En bref, la théorie associationniste doit, selon James, être dissoute au profi t, d’une part, de la reconnaissance des liaisons objectives entre contenus et, d’autre part, de l’identifi cation de mécanismes purement causaux entre états neuronaux. Mais, outre ces précieux apports méthodologiques, qui participeront à la réflexion de Husserl sur le statut épistémologique même des recherches phénoménologiques et leur éventuelle relation avec les sciences de l’esprit, les Principles of psychology de James constituent aussi une mine d’or pour ce qui est de la description des phénomènes qui constituent le fl ux de conscience, description qui permet de défi nir une conception dynamique de l’intentionna- lité qu’avait théorisée Brentano5. C’est là l’apport théorique de James au jeune Husserl, apport dont nous rappellerons ici les grandes lignes avant de nous pencher plus particulièrement sur la question de la perception de l’espace. C’est un des traits majeurs des Principles que d’envisager la conscience comme un fl ux continu, au sein duquel on ne peut isoler des sensations singulières que 4 Sur les rapports de James et Stumpf, voir Herbert Spiegelberg, The phenomenological movement. A historical introduction, vol. I, La Haye, Nijhoff, 1960, pp. 66-69. 5 Il est clair que la théorie brentanienne de l’intentionnalité consistait précisément en une manière subtile de penser les rapports entre les actes psychiques et leurs contenus objectifs (voir par exemple Psychologie du point de vue empirique, trad. fr. Paris, Vrin, uploads/Philosophie/ james-et-husserl-retention.pdf
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- Publié le Dec 09, 2021
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