JEAN GRANIER LE STATUT DE LA PHILOSOPHIE SELON NIETZSCHE ET FREUD Pourquoi choi

JEAN GRANIER LE STATUT DE LA PHILOSOPHIE SELON NIETZSCHE ET FREUD Pourquoi choisir de centrer une comparaison entre Freud et Nietzsche sur la question du Statut de la philosophie? Non, certes, pour flatter le goüt du bizarre ou celui de Perudition specialisee! — mais pour donner une elabo- ration theorique a une inquietude qui revet urie signification universelle parce qu'elle est inscrite au coeur de notre modernite: cette inquietude concerne le Statut de toute forme de culture qui a besoin de caracteriser et de sauvegarder son originalste face au savoir dominant de notre epoque, le savoir scientifique. Aujourd'hui, en effet, les exploits de la science provoquent une crise d'identite au sein de toutes les autres formes de culture; et chacune espere surmonter la crise par Pimitation de la science, erigee en modele absolu. Espoir trompeur, car il est impossible, des Pinstant oü ce sont les fondements qui sont ebranles, de vaincre la crise, a moins de reprendre Pinspection de ces fondements eux-memes, au lieu de se laisser egarer par les seductions d'une identification hätive avec un modele etränger. Or c'est bien a cette täche urgente de reflexion sur les fondements que nous convoque la lecture jumelee de Nietzsche et de Freud. Nietzsche et Freud possedent a cet egard un irrecusable privilege, qu'ils doivent a la radicalite avec laquelle ils conduisent (selon des lignes souvent convergentes) la contestation de la culture traditionelle, et a la preponderance que s'arroge, dans leurs oeuvres, la reflexion touchant les ofigines et la genese des productions culturelles (valeurs, symboles, morales, regimes sociäux et types de savoir). La philosophie sert alors de reference exemptaire, en raison de la Situation mediatrice qu'elle occupe par rapport a Part, a la religibn et a la science, et qui non seulement attire sur eile les critiques, nietzscheennes et freudiennes, les plus subtilement diversifiees, donc les plus riehes d'enseignement universel, mais encore leur donne la signification radicale d'une interrogation visant le pluralisme de la connaissance et Pessence du vrai. Double theme pour Pinterpretation duquel, derechef, Nietzsche et Freud fournissent les elements d'un renouvellement decisif. Bereitgestellt von | Johannes Gutenberg Universitaet Mainz Angemeldet | 134.93.77.199 Heruntergeladen am | 07.06.14 23:42 Le Statut de la philosophie selon Nietzsche et Freud 211 De sorte qu'au bout du compte, on verrait Pinterrogation se retourner vers la psychanalyse elle-m&ne, pour Pobliger a mediter Yambigmte de son propre Statut epistemologique: science, philosophie ou nouveau mode, inclassable, du savoir? Une comparaison entre Nietzsche et Freud, centree de cette fason, et limitee ici, natureilement, ä queiques observations ayant simple valeur de reperage, pourrait ainsi, semble-t-il, lancer une ample recherche dont on serait en droit d'attendre au moins Pebauche d'une solution ä ce que Freud lui-meme appelait «das Unbehagen in der Kultur». La pbilosopbie demasquee Assurement, les philosophes se sont toujours critiques les uns les autres. Mais ils le faisaient jusqu'alors en essayant de discerner les faules logiques des doctrines adverses, de denoncer leurs contradictions et leurs incoherences, et de montrer l'incompatibilite de leurs assertions avec les donnees de Pex- perience; bref , ils etayaient leurs critiques sur des raisonnements et des appels aux faits. Aussi est-ce un changement capital qui s'accomplit quand Nietzsche mobilise, outre ces refutations d'ordre purement speculatif, sä critique «genealogique». Desormais on ne se borne plus ä peser les raisons et les preuves, et ä confronter les concepts avec les faits de Pexperience, on veut amener a decouvert les prejuges Caches qui sous-tendent le reseau des arguments et des preuves. Ces prejuges consrituent des «croyances*. Si leur genese reelle dans Pesprit ne correspond nullement ä Pagencement des raisons et des preuves a Pinterieur du discours philosophique, c*est parce qu'avec les croyances ü ne s'agit pas d'enchainer des idees en respectant les lois de la logiquc, mais de defendre des valeurs ou se refletent des conditions d'existence, des imperatifs vitaux. Nietzsche appelle «m orale >, au sens large, un tel ensenible de valeurs1 qui expriment, sous le couvert des raisons, les exigences existentielles d$une collectivite ou djun individu. Cberche-t-on ä apprecier la verite d'une doctrine, il serait naif de s'arreter ä Petude de ses arguments logiques; on doit essayer de devoiler et de caract6riser sä morale, c'est-a-dire la «table de valeurs» (selon le vocabulaire nietzscheen) qui traduit le style de vie original de son auteur. En cela Nietzsche, sans le savoir, se place dans le sillage de Marx. Le rapprochcment sc dessine dejä au niveau du langage, puisque Nietzsche utiiise ici le mot-cle de la critique marxiste des «superstructures», le mot· 1 Kieoische» La dt puiMnct> trad, G. Bianquis, l'aris, N« R» F, Gallimard, t. l, 1.2, S 136, p, 240 (OVtttmmia* Werke, A. Krdner Grouoki4V*ui%abct Stuttgan, XV» $ 256), Bereitgestellt von | Johannes Gutenberg Universitaet Mainz Angemeldet | 134.93.77.199 Heruntergeladen am | 07.06.14 23:42 212 Jean Granier «Ideologie»2. Les idees suscitees dans la conscience sont reconnues pour des ideologics aussitöt que comprend, selon la these celebre de Marx, que «ce n'est pas la conscience qui determine la vie, mais la vie qui determine la conscience». Reste — question cruciale — a penser ce qu'est la vie elle-meme! Et lä, precisement, Nietzsche, au Heu de tourner, comme Marx, son attention vers les structures materielles de la production qui organisent dialectiquement le processus historico-social de la praxi$> s'engage dans la voie au bout de laquelle sä reflexion doit rejoindre infailliblement celle de Freud. Car la vie, aux yeux de Nietzsche, consiste en certaines combinaisons variables a*«instincts»y qui forment des «types», de sorte que les «morales» — les systemes de valeurs — traduisent, selon les aptitudes de chaque «type», les conditions d'exercice et d'epanouissement de ses instincts fondamentaux. Les morales sont, ecrit Nietzsche «eine Zeichensprache der Affekte»3; et il ajoute: «Les morales: langage symbolique des affects! — les affects: a leur tour, langage symbolique des fonctions de tout organisme»4. Dans cette maniere nietzscheenne de traiter les idees conscientes comme les valewrs-symptömes d'une realite pulsionnelle qu'elles expriment en la travestissant, donc sur le mode paradoxal d'un devoilement qui serait en meme temps meconnaissance, et dans cette identification de la realite pulsionnelle avec i'essence meme de la vie, ne trouvons-nous pas dejä l'irispiration eentrale de la psychanalyse freudienne? La ressemblance s'accuse encore davantage, a observer que, pour Freud comme pour Nietzsche, les pulsions ne sont pas spontanement orientees vers la connaissance vraie du monde reel, mais s!expriment dans des jeux de fantasmes et des affabulations, parce qu'en vertu de leur nature elles ne sont pas accordees au reel mais obeissent au seul principe du plaisir. La donnee fondamentale qu'il faut donc prendre comme fil directeur pour l'interpre- tation generale de la culture humaine et par consequent de toutes les formes particulieres de cette culture sera, non point la vocation innee de Tesprit desincarne ä la possession du vrai, mais la complicite industrieuse du desir, enracine dans le corpsy et de l'illusion. «Ce qui caracterise l'illusion, indique Freud, c'est d'etre derivee des desirs humains; eile se rapproche par lä de Pidee delirante en psychiatrie»5. Par suite, «l'intelligence humaine s'egare tres facilement a notre insu et [.. .] nous ajoutons aisement foi, sans nous soucier 2 Nietzsche, La volonte de puissance, I, l, § 277, p. 129 (GA, XV, § 351); pour theorie et pratique, cf, XV, § 423. 3 Nietzsche, Jenseits von Gut und Böse, V, § 187. 4 Nietzsche, Oeuvres posthumes, trad. H.-J. Bolle, Paris, Mercure de France, § 643, p. 235 (traduction retouchee). 5 Freud, L'avenir d'une Illusion, trad. Marie Bonaparte, Paris, P. U. F., 1971, p. 44 (Ge- sammelte Werke, S, Fischer Verlag, Frankfurt am Main, zweite Auflage 1964, XIV, s. 353). Bereitgestellt von | Johannes Gutenberg Universitaet Mainz Angemeldet | 134.93.77.199 Heruntergeladen am | 07.06.14 23:42 Le Statut de la philosophie selon Nietzsche et Freud 213 de la verite, ä tout'ce qui flatte nos desirs et nos illusions»6. Cest d'ailleurs dans cette rüde constatation que la methode genealogique pulse sä jusdfication ultime. L'applique-t-on ä l'examen des doctrines philosophiques, on doit avouer que les grandes conceptions qu'elles proposent de l'Etre — comme substance, cause de soi, esprit absolu, matiere, entre autres ~ loin de fournir une connaissance exacte du monde reel, ne fönt que dessiner un Ideal conforme aux desirs les plus tenaces et souvent les plus secrets du philosophe. Les philosophes, developpe Nietzsche, creent la «fiction d'un monde qui corresponde ä nos desirs» et imaginent «stratagemes psychologiques et inter- pretations pour rattacher a ce monde vrai tout ce que nous venerons et tout ce que nous ressentons comme agreable»7. Jugement auquel fait echo celui de Freud: «On reconnait facilement aussi que le besoin de se forger une con- ception du monde a une cause affective. La science observe que le psychisme humain temoigne de pareilles exigences et eile est prete ä en rechercher l'origine, tout en n'ayant aucune raison de les considerer comme bien fondees. Ce faisant, eile a soin d'ecarter de la science tout ce qui resulte d'une semblable exigence affective et qui n'est qu'illusion.»8 Les differences theoriques entre les doctrines revelent les differences entre les jugements de valeur qui, eux-memes, trahissent les particularites typologiques individuelles dans «h uploads/Philosophie/ jean-granier-nietzsche-freud 1 .pdf

  • 29
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager