Pierre-Henry Frangne : "Philosophie, art et littérature à la fin du XIXe siècle

Pierre-Henry Frangne : "Philosophie, art et littérature à la fin du XIXe siècle " Reproduction et utilisation interdites sans l’accord explicite de l’auteur ou du C.R.U. -1- Cercle de Réflexion Universitaire du lycée Chateaubriand de Rennes Pierre-Henry Frangne : Philosophie, art et littérature à la fin du XIXe siècle. Conférence prononcée au lycée Chateaubriand de Rennes le mardi 18 novembre 2003. Mise en ligne le 19 novembre 2003. Pierre-Henry Frangne est maître de conférences à l'Université de Rennes 2. © : Pierre-Henry Frangne. Philosophie, art et littérature à la fin du XIXesiècle Je voudrais analyser devant vous les rapports entre philosophie, art et littérature tels qu'ils se sont noués à la fin du XIXe siècle, notamment avec ce mouvement artistique, aux limites et aux déterminations assez floues, que l'on a appelé le symbolisme. Par symbolisme il faut désigner cette sorte de réaction spéculative et idéaliste à l'académisme, au réalisme et à l'impressionnisme qui irrigua tous les arts de 1870 à 1900 : la littérature avec Huysmans, Rodenbach, Gourmont, Villiers de l'Isle Adam, Mallarmé, Verlaine ; la peinture avec Moreau, Puvis de Chavannes, Gauguin, Denis ; la musique avec le wagnérisme et Debussy. L'idée principale de mon intervention est la suivante : à cette époque, l'art et la philosophie se pensent au sein d'une concurrence qui implique entre eux différentes relations ou un nœud complexe dont on peut penser, aujourd'hui, qu'il n'est pas encore défait. Cette concurrence suppose un unique horizon d'identité, une commune mesure qui permet la querelle entre les deux, leur différenciation et leur séparation. Elle permet même d'emblée d'affirmer que la séparation entre art et philosophie sera le mode contradictoire de leur liaison, en un combat qui rapproche dans le mouvement même de la lutte et de l'effort de déliaison. Or ce combat commun est celui de la vérité que l'art et la philosophie visent à partir d'une vocation spéculative et métaphysique revendiquée par les deux et qui permet le double projet d'un art ou d'une littérature philosophiques et, inversement, d'une philosophie littéraire ou artistique. Pour rendre partiellement compte de ces renversements, je crois Pierre-Henry Frangne : "Philosophie, art et littérature à la fin du XIXe siècle " Reproduction et utilisation interdites sans l’accord explicite de l’auteur ou du C.R.U. -2- Cercle de Réflexion Universitaire du lycée Chateaubriand de Rennes qu'il est nécessaire de dire quelques mots du processus conceptuel et historique qui amena cette concurrence de l'art, de la littérature et de la philosophie à la fin du XIXe siècle. Pour ce faire, il convient de remonter à Platon pour deux raisons. D'abord, parce que le symbolisme s'est explicitement voulu un néoplatonisme obnubilé par l'Idée, l'exigence de pureté et de simplicité, le projet d'une conquête ascendante et salutaire de la transparence et de la lumière. Devant Gauguin, le critique d'art Aurier par exemple s'écrie en 1891 : « C'est du Platon interprété par un sauvage de génie. » Ensuite, parce que le néoplatonisme, dont je vais faire état parce que les symbolistes eux-mêmes le font, est moins un néoplatonisme historique dont on pourrait explorer les filiations chronologiques, qu'un engendrement fondamental relevant d'une généalogie et repérant un point de perspective qui n'est pas un moment antérieur, un commencement, mais une origine à chaque fois présente, c'est-à-dire un principe. I - Le paradigme platonicien Nous savons tous que, selon Platon, les rapports entre l'art et la philosophie ou entre la poésie et la philosophie prennent la forme d'une contradiction dont il n'est par sûr qu'elle puisse être surmontée. Premier pôle de la contradiction exposé au livre X de la République : Platon pense une extériorité ou une altérité complètes de la poésie et de la philosophie qui l'amènent à diagnostiquer ce qu'il appelle « le vieux différend (diaphora) entre la philosophie et la poésie (poiétikê)[1] ». La discorde tient dans le fait que les représentations artistiques (mimésis) sont toujours pensées comme des apparences ou des simulacres, alimentant et séduisant les passions au lieu de les laisser « sèches » et, par là même, de libérer l'âme du sensible. L'art engendre donc un objet de « peu de réalité », un « fantôme » qui permet aussi de désigner la peinture comme une « skiagraphia », c'est-à-dire comme l'inscription d'une ombre. Platon critique la poésie, la tragédie et la peinture ; il projette sur elles une valeur négative, et profère à leur égard une exclusion, car il les envisage au sein d'une quadruple extériorité qui interdit de parler d'une esthétique platonicienne : 1) ontologiquement (théorie de l'être), l'œuvre d'art est le dernier degré de l'être comme image d'image « éloignée au troisième degré du réel[2] » ; 2) techniquement (théorie de la fabrication), elle correspond au dernier degré de la fabrication se situant en dessous de celle de l'artisan ; 3) philosophiquement (théorie de la vérité), elle occupe le dernier échelon de la pensée : celui de l'opinion fausse qui jette l'art en dehors du domaine de la vérité ; 4) politiquement enfin (théorie de la justice), l'œuvre d'art détruit ce que l'éducation construit, à savoir un citoyen lucide et courageux, maître de lui-même, et donc apte à participer à la recherche commune du Pierre-Henry Frangne : "Philosophie, art et littérature à la fin du XIXe siècle " Reproduction et utilisation interdites sans l’accord explicite de l’auteur ou du C.R.U. -3- Cercle de Réflexion Universitaire du lycée Chateaubriand de Rennes bien. Exit donc Homère, Sophocle, Zeuxis ou Phidias dont le tort principal est de retourner le laid en beau, le déplaisir en plaisir, l'apparence en réalité. L'anatrepsis de l'art (son renversement mortifère) constitue sa magie et son scandale. Commentant ce passage du Phèdre où Platon condamne l'écriture en la comparant à la peinture parce que, toutes deux, elles se « taisent majestueusement quand on les interroge », Maurice Blanchot écrit : Rien de plus impressionnant que cette surprise devant le silence de l'art, ce malaise de l'amateur de parole, de l'homme fidèle à l'honnêteté de la parole vivante : qu'est-ce que cela qui a l'immutabilité des choses éternelles et qui pourtant n'est qu'apparence, qui dit des choses vraies, mais derrière quoi il n'y a que le vide, l'impossibilité de parler, de telle manière qu'ici le vrai n'a rien pour se soutenir, apparaît sans fondement, est le scandale de ce qui semble vrai, n'est qu'une image et, par l'image et le semblant, attire la vérité dans la profondeur où il n'y a ni vérité, ni sens, ni même erreur ?[3] Quand Diogène Laërce raconte[4] qu'après avoir rencontré Socrate, Platon brûla toutes ses tragédies, il rend compte de cette violence philosophique retournée contre l'art et dont ce dernier ne pourrait se relever. Diogène Laërce indique cependant également que cette violence, Platon se l'inflige à lui-même ; il l'exerce sur une partie de lui-même qu'il ne saurait complètement abandonner et que la tradition a souvent reconnue, en faisant de lui un aussi grand poète qu'Homère. Il existe donc un second pôle à la contradiction que j'ai annoncée : le pôle d'une réévaluation de l'art par le double instrument des mathématiques et de l'inspiration. En se soumettant aux rapports géométriques, à l'harmonie de la proportion et de la symétrie, l'art s'émancipe de l'illusionnisme, du relativisme de la perception et de la labilité des apparences. Attentif à l'architecture du réel, il retrouve une dimension philosophique et devient un art, non du simulacre s'installant dans le point de vue ou la place du spectateur, mais de la simulation[5] respectueuse de l'essence des choses c'est-à-dire « se conformant aux proportions du modèle ». De même, par l'inspiration, la poésie est capable de devenir un discours et un espace sacré (templum) dont la clôture transforme l'œuvre en un instrument de réminiscence apte à nous mettre au-dessus de nous-mêmes et à nous faire ressaisir, par un dévoilement ou une manifestation fulgurants, notre origine divine. Par le truchement de la structure ou de la médiation d'une part, par le moyen d'une révélation ou d'un souffle immédiats d'autre part, l'art est capable de traverser le visible vers l'invisible, et de faire chatoyer, devant les yeux de l'âme, la splendeur du vrai. Tout se passe comme si ce pharmakon qu'est l'art, ce poison qui est aussi un remède, rendait co-présents le risque de la chute et la chance du salut. Pierre-Henry Frangne : "Philosophie, art et littérature à la fin du XIXe siècle " Reproduction et utilisation interdites sans l’accord explicite de l’auteur ou du C.R.U. -4- Cercle de Réflexion Universitaire du lycée Chateaubriand de Rennes L'étrangeté et l'extériorité de l'art par rapport à la philosophie ont ainsi engendré la critique du premier par la seconde. Cette critique ne vise cependant pas une abolition ou une destruction pure et simple de ce qui est critiqué ; elle vise simplement à nous mettre en garde contre sa magie et contre notre propre idolâtrie ; elle vise surtout à produire son transport à un niveau supérieur qui est celui de la vérité (ou de l'imitation eikonique). Ce transport produit une double opération : 1) « l'exclusion [de l'art devient] une inclusion[6] » ; 2) uploads/Philosophie/ philosophie-art-et-litterature-a-la-fin-du-xix-siecle-compress.pdf

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