Revue Philosophique de Louvain Silence et philosophie Jean-Luc Solère Abstract
Revue Philosophique de Louvain Silence et philosophie Jean-Luc Solère Abstract All knowledge is conceptual and systematic, but if being cannot enter a system, then contemplation remains on the edge of knowledge, attentive to what exceeds this knowledge. There is a never-ending dialogue between being as something non- deductible and reason as a power of systématisation, but this dialogue is thought itself, and silence is a moment in this exchange. At least, silence which is not the absolute negation of being, its contrary, pure nothingness, but non-being as a relative negation of being, the other of being, opening within being the possibility of articulations and multiple relations. (Transl. by J. Dudley). Résumé II n'y a certes de connaissance que conceptuelle et systématique, mais si l'être ne peut entrer dans un système, la contemplation se tient alors sur les bords du savoir, attentive à ce qui excède ce savoir. Entre l'être comme donnée indéductible et la raison comme pouvoir de systématisation, le dialogue est sans fin, mais il est la pensée même, et le silence est un moment de cet échange. Du moins, le silence qui n'est pas négation absolue de l'être, son contraire, le pur néant, mais non-être en tant que négation relative de l'être, l'autre de l'être, ouvrant à l'intérieur de l'être la possibilité d'articulations et de relations multiples. Citer ce document / Cite this document : Solère Jean-Luc. Silence et philosophie. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 103, n°4, 2005. pp. 613- 637; http://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_2005_num_103_4_7634 Document généré le 27/04/2017 Silence et philosophie Entreprendre de parler du silence risque toujours de passer pour un goût immodéré du paradoxe. Pourtant il vaut la peine de réfléchir sur ce qui est la plus radicale des négations, parce que négation de la parole même, pure abstention, alors que toute autre négation, en tant que contenue dans le discours et exprimée, contient une certaine quantité d'affirmation lorsqu'elle est posée. Cependant, une telle recherche, si elle veut se situer sur un plan philosophique, semble se heurter à un obstacle principiel. Dans notre culture, le destin de "l'amour de la sagesse" est lié à celui du A,ôyoç, à la fois raison et verbe. Dès lors que, par sa nature même, la philosophie prend le parti de la rationalité, elle choisit celui de la parole, contre le secret, contre la violence, contre le consensus irréfléchi. Rendre raison, À,ôyov Siôôvai, cela ne se conçoit que dans le déroulement d'un discours, et non dans l'immobilité d'un silence, fût-il religieux ou poétique. Le philosophe semble bien être celui qui, à l'instar de Socrate, interroge, fait parler, brise le silence. A y regarder de plus près, toutefois, le silence n'est pas absent dans l'historiographie philosophique. On vient d'évoquer cet incorrigible causeur de Socrate \ mais voici que, recommençant la philosophie, Descartes débute son entreprise méthodique dans la solitude d'un quartier d'hiver où, comme il le raconte, «ne trouvant aucune conversation qui [le] divertît... [il demeurait] tout le jour enfermé seul dans un poêle». Cette réclusion était plus que le retrait d'un esprit studieux dans un lieu calme. Il s'agit d'une méthode, et le méditatif s'enfermera non seulement dans son cabinet de travail, mais aussi en lui-même: «Je fermerai maintenant les yeux, je boucherai mes oreilles, je détournerai tous les sens...», annoncera-t-il au début de la IIIe Méditation. Une pensée nouvelle est née de cette décision de faire silence. Socrate sur l'agora, Descartes en son poêle: l'opposition de ces deux figures emblématiques doit nous conduire à réfléchir sur la place, 1 «On me dira peut-être: "Quoi, Socrate? ne peux-tu donc nous débarrasser de ta présence et vivre en silence?" (...) c'est peut-être le plus grand des biens pour un homme que de s'entretenir tous les jours soit de la vertu, soit des autres sujets dont vous m'entendez parler (...)» (Platon, Apologie de Socrate, 37e — 38a). 614 Jean-Luc Solère dans la philosophie, de cette négation du discours que paraît être le silence. I. — II nous faut d'abord vérifier s'il existe une essence du silence, s'il est possible de l'appréhender dans une notion. Que savons-nous donc du silence? Nous en avons tous l'expérience, et nous avons l'impression de pouvoir le définir immédiatement comme absence de bruit. Or l'absence de bruit signifie tout aussi spontanément l'absence de quoi que ce soit, tant il est vrai que nous assimilons bruit et action, bruit et événement, manifestation. Le silence apparaît comme l'indice du rien: rien n'arrive, rien ne se passe. Cela est si vrai que le silence ne peut être produit, contrairement à ce que laisse entendre l'expression "faire silence". Il n'y a rien à. faire pour établir le silence; il faut au contraire s'abstenir de tout faire, suspendre toute activité. Le silence s'établira de lui-même, lors de l'ultime cessation de l'agitation. Loin d'être un effet, il est la manifestation en creux de l'absence de toute cause. Le silence semble donc consister en cette pure vacuité. Le physicien dira que c'est l'absence de propagation d'ondes sonores, le physiologiste que c'est l'absence de vibration du tympan. Mais n'est-ce pas une fausse simplicité qui nous fait unifier si facilement, sous le même concept, des expériences aussi opposées que celle du silence dans la détente tranquille, et celle du silence dans l'attente angoissée d'une réponse qui ne vient pas? Silence apaisant ou silence oppressant, absence de trouble ou trouble dû à une absence, le simple fait que cette notion soit susceptible d'appréciations affectives aussi contradictoires doit nous avertir que nous n'avons pas là affaire à un simple objet de pensée, une détermination purement logique comme lorsqu'on définit le repos comme l'absence de mouvement. Ces expériences relèvent davantage de l'appréhension reflexive des modalités de l'existence, des existentiaux heideggeriens, que d'un jeu de négations conceptuelles. Le silence prend donc la tonalité des événements, mais précisément en tant que compréhension que le Dasein a de lui-même et du monde, les expériences opposées du silence diffèrent non seulement au plan de la qualification subjective, mais également au plan, objectif, de leur structuration. Dans le cas de la quiétude, le silence est le repos de la masse indistincte du monde en sa propre présence, pendant que je demeure auprès de moi-même. Dans le cas de l'inquiétude, le silence Silence et philosophie 615 émane d'un néant creusé dans le monde par mon souci, projection, dans la plénitude de l'être, de possibles qui ne se réalisent pas. Bien d'autres exemples peuvent nous confirmer que les silences sont en fait divers. Un historien parlera du silence de ses sources, un juriste du silence de la loi: ils entendront effectivement par là une lacune, un manque qui n'est que déception. Or un silence musical n'est pas du tout ressenti ainsi: bien qu'étant absence de son, il n'est pas un défaut d'être, il remplit une fonction syntaxique. Il est une respiration, un soupir, une pause, une suspension de la phrase musicale, un vide savoureux qui procure à l'oreille autant de plénitude que le son. John Cage, en une définition qui n'est qu'apparemment négative, en dit qu'il est «l'ensemble des sons non voulus». Selon Jankélévitch, il est «au centre et au cœur même de la musique (...) milieu atmosphérique où les accords respirent», tandis qu'inversement «la musique ambiante filtre, par osmose, à l'intérieur de la mesure vide pour en colorer et en qualifier le silence» {La Musique et l'Ineffable, 169). Même le silence initial et terminal appartient encore au discours musical, comme étant son alpha et son omega. Le silence, apparemment unique, se disperse donc en un essaim de silences, en une multiplicité de couples opposés: silence apaisant de la nature, ou effrayant silence éternel des espaces infinis; silence d'admiration ou silence de mépris; silence d'amour ou silence de haine; silence qui est un droit ou silence qui est un supplice; silence qui est un devoir ou silence qui est une faute; silence de ceux qui n'ont rien à se dire ou silence de ceux qui se comprennent sans un mot. Suivant les expressions d'un poème d'Edgar Poe, traduit par Mallarmé, il est une de ces entités, de ces choses incorporelles, ayant une double face, une double vie. Devant cette diversité des silences, la question de leur rapport à la philosophie reste posée. Mais il nous faut persévérer pour en trouver, sinon une définition générale, du moins un principe de classement. Il apparaît d'ores et déjà que le silence ne peut se définir simplement comme manque ou absence objective, car au-delà des considérations purement physiques (présence ou non de vibrations acoustiques, ou d'une information matériellement inscrite), le silence se détermine surtout par rapport à l'intentionnalité d'un sujet qui déchiffre le monde. Il n'est pas un simple fait brut, il n'existe avec sa teneur que pour un sujet qui interprète. Or ce que vise ce sujet comme étant un silence, cela peut certes être une absence de signes et de significations, mais cela peut être aussi présence de signes et de significations. En fait, il y a, si l'on veut, 616 Jean-Luc Solère deux types d'absence. Suivant une remarque de Jankélévitch, certains silences sont comme ces «grandeurs négatives» dont uploads/Philosophie/ jean-luc-solere-silence-et-philosophie-pdf.pdf
Documents similaires










-
39
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Nov 20, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
- Taille du fichier 1.7643MB