1 Une sociologie « postphilosophique » ? Norbert Elias en dialogue avec Pierre

1 Une sociologie « postphilosophique » ? Norbert Elias en dialogue avec Pierre Bourdieu [1] Par Marc Joly du même auteur [2] Zilsel 2017/2 (N° 2)  Pages : 414  ISBN : 9782365121323  Éditeur : Editions du Croquant Article précédentPages 97 - 122Article suivant À la fin du 19e siècle, la sociologie, promue comme science par excellence des faits sociaux et, partant, élevée mécaniquement au rang de science ré-ordonnatrice de la théorie de la connaissance (et des sciences) et de l’image de l’humanité, est venue rivaliser sans crier gare avec la philosophie et – à un degré moindre – avec l’histoire, toutes deux constitutives de la culture dominante des « humanités » [3][3] « Dans l’image sociale, l’histoire est du côté des... et solidement ancrées dans le système scolaire et universitaire (en France, elles occupaient tout l’espace des Facultés de Lettres, en Allemagne, elles étaient au cœur de l’héritage académique de la Bildung) [4][4] Voir Marc Joly, La Révolution sociologique. De la naissance.... S’il demeure toujours aussi difficile, aujourd’hui, de rendre compte factuellement de cette révolution intellectuelle et scientifique, et de la théoriser, c’est parce que les représentants dominants des disciplines menacées n’ont cessé de multiplier les opérations de phagocytage, de dénigrement et/ou d’arraisonnement de la nouvelle science [5][5] On se permet de renvoyer (notamment ceux qui pourraient.... La « correspondance entre classifications facultaires et composition sociale des disciplines » [6][6] Yann Renisio, « L’origine sociale des disciplines »,... n’est évidemment pas étrangère à leur relative réussite. 2 L’ampleur et la variété des prétentions théoriques de la philosophie dans les domaines de l’anthropologie (via, en particulier, les nouveaux courants de la phénoménologie et de l’ontologie) ou de l’épistémologie expliquent que les sociologues les plus convaincus de la nature révolutionnaire de leur savoir, et, par conséquent, de la nécessité d’assurer son autonomie dans le champ académique, concentrèrent leurs critiques de fond sur l’ancienne discipline-reine ; cela d’autant plus que, pour beaucoup d’entre eux, ils s’en étaient émancipés (même si, selon les contextes, ils furent plutôt enclins à polémiquer en priorité avec les ressortissants d’autres disciplines, en particulier les historiens). Dans une lettre du 2 janvier 1987, Norbert Elias, incarnation de la « sociologie post-philosophique » [7][7] Richard Kilminster, Norbert Elias : Post-philosophical... selon l’un de ses meilleurs commentateurs, fit part à Pierre Bourdieu (avec lequel il était en dialogue depuis plusieurs années) de ses 2 convictions en la matière : « Je regrette tellement que nous ayons si peu d’opportunités de nous asseoir et de prendre le temps de discuter tranquillement des problèmes que soulève notre volonté commune de développer la théorie sociologique en interaction constante avec la recherche empirique. Nous avons tous deux en partage, si je comprends bien, la conviction selon laquelle la théorie sociologique ne pourra s’épanouir qu’à la condition que nous rompions avec le transcendantalisme philosophique égocentrique, quoique, peut-être, je sois un petit peu plus intraitable. Aucun compromis avec la rhétorique philosophique ne peut aider la sociologie à gagner son autonomie ! Je me sens même un peu mal à l’aise en compagnie de Lewin. Ce que je fais est si évidemment non formaliste » [8][8] Deutsches Literaturarchiv (DLA), Elias, I, 32, lettre.... Cet extrait nous servira en quelque sorte de fil conducteur. Plus exactement, l’objet du présent article sera de donner au lecteur quelques clefs lui permettant de saisir les conditions de possibilité, le contexte, le sous-texte et, en dernière analyse, la portée épistémologique d’une telle énonciation. 3 On procédera en deux temps. On verra, d’abord, comment Elias – prototype de l’auteur tardivement reconnu, du fait d’une trajectoire académique brisée par le nazisme – fut conduit à situer son projet intellectuel dans l’histoire de la sociologie sur un mode combinant auto- distanciation et hantise du « classement ». On comparera, ensuite, cette attitude avec celle de Bourdieu – répondant à des conformations différentes de l’espace des possibles – lorsqu’il débuta son enseignement au Collège de France par un cours de sociologie générale. Ce qui nous donnera les moyens de mettre en regard deux trajectoires de rupture avec la philosophie universitaire. « Trop tard ou trop tôt »… 4 Pour comprendre comment Elias appréhendait sa propre position dans l’histoire de la sociologie, il convient de se référer à un texte intitulé « Trop tard ou trop tôt. Notes sur la classification de la théorie du processus et de la configuration », rédigé au début des années 1980. Le titre même (« Trop tard ou trop tôt ») traduit vraisemblablement la frustration de l’exilé contraint de repartir de zéro, ou presque, à trente-cinq ans passés. Elias, comme de nombreux intellectuels juifs, quitta l’Allemagne en 1933. Assistant de Karl Mannheim à l’université de Francfort, il n’avait pas encore atteint le « grade » de Privatdozent, bien qu’il fût à deux doigts de soutenir sa thèse d’habilitation. Après deux années passées à Paris, marquées par des conditions de vie très précaires, il rejoignit Londres en 1935. Il n’obtint son premier poste universitaire en Angleterre qu’en 1954, à l’âge de cinquante-sept ans. Entre- temps, sa grande œuvre, Über den Prozess der Zivilisation (1939), avait été emportée par le maelström de la Deuxième Guerre mondiale. Cette trajectoire est désormais bien connue. Elle alimente l’une des « belles histoires » de la sociologie : à force de volonté et de persévérance, et sans rien sacrifier de ses convictions scientifiques, Elias finit par être consacré comme l’un des sociologues les plus importants du 20e siècle. Il s’était inscrit, en Allemagne, dans une dynamique favorable ; puis, après que celle-ci eut été interrompue par les nazis, il avait été obligé de ramer à contre-courant. Tel est l’arrière-plan du texte qui nous occupe. 3 5 Pourquoi – s’interroge Elias pour commencer – certains savants se convertirent-ils à la sociologie au début du 20e siècle ? Il distingue deux ordres d’explication. Premièrement, il se trouve que l’histoire, l’économie et les autres sciences sociales laissaient en jachère une « multitude de problèmes nouveaux dus à l’urbanisation et l’industrialisation grandissante ». Deuxièmement, ces mutations inédites « ouvraient aux scientifiques qui étaient assez éveillés pour les voir une mission de grande envergure : élaborer une théorie générale de la société humaine, ou, plus exactement, de l’évolution de l’humanité qui pourrait servir de cadre aux différentes sciences traitant de la société ». Elias s’attarde sur ce second point. La mission de la sociologie, dit-il, est de jeter les bases d’une théorie générale du développement social à laquelle les sciences sociales dans leur intégralité pourraient se référer et dont la valeur tiendrait à son caractère « empirique, c’est-à-dire vérifiable et amendable » [9][9] Norbert Elias, « Trop tard ou trop tôt. Notes sur la.... 6 Cela requiert, selon lui, une double rupture : (1) avec la « philosophie », précisément avec la figure du sujet transcendantal de la connaissance, avec l’idéalisme, avec les modes de pensée égocentriques en général, avec les schèmes statiques et réificateurs dans leur ensemble, avec le modèle du déterminisme expérimental valable pour les structures physiques, mais élargi abusivement aux phénomènes historiques, etc. ; (2) avec l’« idéologie », c’est-à-dire avec les modèles de développement inspirés par des partis pris et des préférences d’ordre normatif propres à la sphère « politique ». 7 Pourquoi la volonté d’élucider des transformations sociales sui generis revêtit-elle – ou devait- elle nécessairement revêtir – l’aspect d’une théorie générale du développement de l’humanité ? Elias ne le dit pas explicitement. Mais il sous-entend que, la plupart des croyances sur lesquelles reposaient les sociétés étant remises en cause par des phénomènes tels que l’urbanisation, l’indus trialisation, la sécularisation ou la démocratisation relative du pouvoir politique, résoudre les problèmes du présent implique de comprendre le passé et de donner un sens à l’avenir. De là, le besoin d’une théorie générale des processus sociaux. La confusion avec l’idéologie politique, sans doute inévitable, s’exprima différemment, de la croyance comtienne en l’avènement d’un « âge positif » à la théorie marxiste de la lutte des classes censée rendre raison du triomphe inéluctable du prolétariat et de la société sans classes, l’accent étant mis, à chaque fois, sur un processus social particulier : ni Comte ni Marx, d’après Elias, n’étaient « encore arrivés au stade à partir duquel on peut poser en tant que telle la question du comment et du pourquoi de processus sociaux à long terme ». Une telle confusion aurait entraîné, après 1945, un discrédit de la perspective processuelle en tant que telle, en même temps que la sociologie légitimait son institutionnalisation en se référant à un panthéon de fondateurs (Weber, Durkheim) et de précurseurs (Marx, Comte) aux yeux desquels, pourtant, elle allait de soi. 8 4 D’un côté, donc, Elias affirme son appartenance à une famille de sociologues (Werner Sombart, Alfred et Max Weber, Karl Mannheim) pour lesquels la résolution des « problèmes sociologiques » du présent supposait de connaître les structures des sociétés passées (étant entendu que « la perspective dans laquelle ils utilisaient le matériel “historique” se distinguait radicalement des questions posées par les historiens spécialistes » [10][10] Ibid., p. 163.), et uploads/Philosophie/ joly-marc-une-sociologie-postphilosophique-norbert-elias-en-dialogue-avec-pierre-bourdieu.pdf

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