Paul Beaud L'âge du capitaine : sur quelques problèmes méthodologiques et conce
Paul Beaud L'âge du capitaine : sur quelques problèmes méthodologiques et concepts de la sociologie de la science et de la technique In: Réseaux, 1989, volume 7 n°36. pp. 7-30. Citer ce document / Cite this document : Beaud Paul. L'âge du capitaine : sur quelques problèmes méthodologiques et concepts de la sociologie de la science et de la technique. In: Réseaux, 1989, volume 7 n°36. pp. 7-30. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/reso_0751-7971_1989_num_7_36_1350 L'AGE DU CAPITAINE SUR QUELQUES PROBLÈMES MÉTHODOLOGIQUES ET CONCEPTS DE LA SOCIOLOGIE DE LA SCIENCE ET DE LA TECHNIQUE Paul BEAUD DE LA TECHNIQUE COMME SYSTEME SYMBOLIQUE Pour qui vient d'autres champs de la recherche, la sociologie de la technique est un domaine bien étrange. Par son appellation, d'abord, qui a toutes les apparences d'une antinomie: quel rapport peut-il y avoir entre la science des faits sociaux et une quel conque machine, en tant que machinel Le sociologue est renvoyé d'emblée à ce que Marc Bloch disait de ses collègues historiens, plus habitués à se pencher sur les idées que sur les "faits d'outillage" et qui se demandent - si même ils se le demandent - ce que l'on pourrait bien tirer d'une histoire de la roue dentée ou du boulon, qui ait une portée historique générale. S'il passe outre cette prévention première, le sociologue sera dans un premier temps rassuré: les professions de foi de ses quelques confrères qui oeuvrent en ce domaine le ramènent aussitôt en terrain connu, du moins s'il se fie à ce que l'on imprime au dos des livres pour les faire vendre. Pas question de vis, de forets ou d'enclume, mais des grandes questions, du sérieux épistémologique et méthodologique, les plus fermes déclarations d'intention lui rappeleront celles qui lui étaient familières ailleurs et qu'il prendra au sérieux (n'en déplaise à Thomas Kuhn, c'est le lot des novices1), avant de s'apercevoir qu'il est bien le seul à le faire. En fait de sociologie, c'est bien souvent une laborieuse petite histoire de la brouette qu'on lui sert, avec pour argument, avoué ou pas, que ces grandes questions ("brouette et structure sociale") sont autant de portes ouvertes, de généralités "infalsifiables", d'aucun secours dans la recherche empirique. Dans une telle situation, ou l'on abandonne, ou l'on s'entête, se disant qu'après tout, la situation n'est pas nouvelle 2. Si notre sociologue vient, par exemple, de la socio logie de l'art, il s'est déjà trouvé devant le même dilemme: comptabiliser les tonalités majeures et mineures dans les concertos d'Untel (ou pourquoi pas ses crises d'asthme) ou prendre au pied de la lettre - au risque d'un rapide découragement - l'exigence qu' Adorno avait empruntée à Hegel: étudier les médiations sociales dans l'art, c'est considérer que la médiation, c'est l'oeuvre elle-même, dans toutes ses composantes. Beau programme, certes, mais qui peut se prévaloir d'y avoir satisfait jusqu'au bout? Panofsky sans doute, Lukacs et Sartre peut-être, Adorno parfois: les contrats remplis se comptent sur les doigts de la main. Et c'est pourtant ce même programme que devrait selon moi se fixer la sociologie de la technique: considérer qu'en ce domaine aussi, la médiation sociale, c'est l'objet tech nique tout entier, dans toutes ses composantes3. Et si, là, on cherche les contrats remp lis - les déclarations d'intentions, elles, ne manquent pas - le décompte doit être encore plus vite fait, à la grande satisfaction de ceux qui trouvent absurde le pari que Haudricourt s'engage à tenir au dos de l'un des derniers de ses livres (ici, le sérieux et l'ironie l'emportent sur l'argument de vente): démontrer le rapport existant entre la longueur du bateau et l'âge du capitaine. Il faut bien le reconnaître: quand elles dépassent la simple description chronologique des évolutions et des "progrès" techniques, dans le style de la craniométrie du XIXème siècle, transposée de l'étude du vivant à celle de la quincaillerie, bien des recherches en sociologie et en histoire des techniques ressemblent, au premier abord, aux multiples blagues sur "l'âge du capitaine"4. Inutile de citer ici encore et toujours McLuhan. De bien plus estimables historiens des techniques semblent se laisser par fois aller au plus vite pour expliquer tel trait culturel par l'influence de telle découverte technique ou l'inverse. Mumford met ainsi en rapport l'apparition du miroir, au XVIème siècle, avec, en vrac (je force à peine): la peinture de Rembrandt - cela semble aller de soi, à cause de ses autoportraits - mais aussi la naissance de l'individualisme occidental, de la vie privée, plus tard de la littérature introspective, des sciences de l'homme, voire même du narcissisme moderne5. On pourrait citer mille exemples de ce genre: n'en faisons pas cadeau aux internalistes de tout poil. Pour tenter de se préserver, autant que faire se peut, du toujours prévi sible reproche de ne faire rien d'autre que de lire les structures sociales dans les struc tures techniques, comme on lit l'avenir dans le marc de café (l'expression est, je crois, de Jean-Jacques Nattiez, parlant non des structures techniques mais des structures musicales), un détour par la sociologie de l'art, précisément, est encore nécessaire. Il permettra en particulier de poser l'inévitable problème de l'autonomie de la technique (ou de la science), comme on s'est posé celui de l'autonomie de l'art, étant entendu qu'il vaudrait mieux parler d'autonomisation, pour renvoyer à un processus historique dont relèvent aussi bien le technologique, le juridique, le scientifique que l'artistique. Certes, il n'est pas toujours besoin de s'exposer volontairement au soupçon de prati quer la divination pour établir des rapports entre le social, tel objet technique, tel bien symbolique. La sociologie des industries culturelles est, là encore, parfois mieux armée que celle des techniques en exemples de tous genres: on sait bien tout ce qu'il y a de prémédité dans un disque, un livre, un film, en fonction de normes bureaucrat iques et industrielles, de contraintes commerciales, de contraintes sociales, sujettes à variations historiques. De même que l'on écrit un scénario avec un code civil et une règle à calcul à portée de la main, pour éviter les procès ou le veto du service compt able, de même concevra-t-on tout objet technique avec les mêmes outils, les mêmes préoccupations. Construire une automobile aujourd'hui, c'est avant tout appliquer des règles qui, si l'on peut dire, contraignent la technique: nonnes en matière de vitesse, de sécurité, de pollution, de marché. Le décompte, ici, tient moins de l'intuition théo rique que du simple constat laborieux des obligations et des interdits. Sauf à vouloir redécouvrir sans cesse les mêmes évidences, celle en particulier de la prédominance actuelle de la valeur marchande sur les autres valeurs, la sociologie n'a guère à gagner 10 à s'y consacrer encore: ce n'est pas ce qu'elle doit entendre par le terme de "médiations" 6. Peut-être, par contre, pourrait-elle déjà ranger plus volontiers sous ce terme l'intuition de Ford qui fit le succès de sa fameuse Ford T ("Je veux une auto mobile (...) assez grande pour une famille, mais assez petite pour qu'une seule per sonne puisse s'en servir et en prendre soin."), intuition si bien entrée dans les choses, si l'on peut dire, qu'on n'en voit plus ce qu'elle a inscrit entre quatre roues des évolu tions sociales en cours en ce début du XXème siècle: nouvelle structure familiale, organisation industrielle et urbaine, modèle de consommation, réapparition du dit "temps-libre", etc. Cela n'apparaît plus qu'aux yeux plus attentifs des comparativistes, dont Galtung, par exemple, qui disait plaisamment que l'arrivée de l'automobile dans le Tiers-Monde était le plus efficace des moyens de planning familial et de propagande en faveur du système d'organisation sociale et industrielle occidental. En somme, le meilleur ouvrage théorique sur l'automobile, c'est peut-être Г "Histoire de la vie pri vée" ď Ariès et Duby. A preuve et a contrario, cette voiture aperçue dans un campe ment de manouches, faite de trois autres voitures sciées et ressoudées, pour pouvoir transporter ensemble tous les membres de ce qui là constitue une famille. "Dépayser" notre environnement technique quotidien est un des moyens d'en révéler les struc tures profondes. Mais revenons à la sociologie de l'art (on sait que l'étymologie grecque du mot "technique" y invite: art et technique à la fois) et à la question des médiations et de l'autonomie. A titre d'aide-mémoire, je crois qu'il est utile de rappeler encore des préalables épistémologiques qu'Adorno mettait à l'étude de la musique. La société, écrivait-il, ne se prolonge pas de manière directe, réaliste dans les oeuvres, elle n'y apparaît pas immédiatement, mais "souvent par des éléments formels très difficiles à découvrir" 7. Ceux-ci, dit Adorno, ont leur dialectique propre, qui reflète néanmoins celle de la société, phrase qui définit au mieux ce qu'il faut entendre par "autonomie de la technique", même si elle ne résout en rien le problème opératoire de la mise en évi dence de cette dialectique propre (Leroi-Gourhan aurait sans doute dit "syntaxe") et de sa mise en relation avec le macro-social. Premier problème, donc: celui de "la fausse immédiateté de ce qui est médiatisé". "La sociologie de la musique (on peut lire: de la science, de la technique ou de bien uploads/Philosophie/ l-x27-age-du-capitaine.pdf
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- Publié le Oct 10, 2021
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