IV. L'Exemplarisme ET LA Théorie de l'illumination spéciale DANS LA PHILOSOPHIE

IV. L'Exemplarisme ET LA Théorie de l'illumination spéciale DANS LA PHILOSOPHIE DE HENRI DE GAND* A l'analyse, qui est la base du travail intellectif, succède la synthèse, qui en est le couronnement. Après s'être élevée du particulier au général, l'intelligence redescend de la cause suprême à la cause seconde, et dans sa marche réflexe suit pas à pas l'ordre de la nature 1). Rien ne donne plus de grandeur et de beauté aux diverses branches delà pensée philosophique que ce retour de l'esprit. A la clarté du mun- dus suprasupremus, les échelons inférieurs de la connaissance revêtent une signification plus pénétrante. La Siàvoia fut le point de vue favori de la philosophie de Platon. Après lui saint Augustin, le Platon du Christianisme y trouva le secret de ses conceptions magistrales. Appliquée aux problèmes de l'Idéologie, la méthode synthétique se résume dans la théorie de YExemplarisme. Voici comment saint Augustin établit le rapport transcendantal des *) Un scolastique du 16e siècle, Everard Digby écrit fort bien : « duplex est methodus, quorum una est nobis, altéra naturoe est illustrior. •* De dupl. meth. I.e. 21. ..... * Cette étude est extraite d'un ouvrage inédit couronné par l'Académie royale de Belgique, et intitulé. Histoire de la Philosophie Scolastique dmis les Pays* Bas et la Principauté de Liège. 54 M. DE WULP. intelligibles à l'intelligence première : Les êtres de la nature, tels qu'ils existent dans la distinction et la diversité de leurs espèces ont été créés par Dieu. Mais il serait impossible qu'un agent infiniment parfait réalisât l'œuvre grandiose de la création, sans avoir Vidée des créatures qu'il veut appeler à la vie. Pour construire une arche, l'art isan ne doit-il pas d'abord la concevoir ? x) « Or, l'homme n'a certes pas été créé d'après la même idée que le cheval » 2). Selon notre façon imparfaite de concevoir les choses, à chaque être créé correspond dans l'intelligence divine une forme distincte, un type éternel et immuable dont les existences réelles ne sont que les imitations. Quarum participatione fit, ut sit quidquid est, quoquomodo est. 3). Raison dernière de la réalité des créatures, l'idée divine est aussi le fondement de leur vérité. L'univers, dans la hiérarchie merveilleuse de ses éléments, est la réalisation adéquate du Plan Providentiel ; il est la fidèle expression de la pensée éternelle. A son tour la connaissance humaine, pour être vraie, doit se modeler sur la réalité extérieure. Ainsi en dernière analyse, notre jugement est vrai ou faux selon qu'il est ou non conforme aux idées archétypes conçues par l'Intelligence suprême. « Si nous voyons tous deux, écrit saint Augustin, que ce que vous dites est vrai, et si nous voyons tous deux que ce que je dis est vrai, où le voyons-nous, je le demande? Certes ce n'est pas moi qui l'aper çois en vous, ni vous en moi, mais tous deux nous le voyons dans la vérité immuable qui est au dessus de nos têtes » 4). La grande figure de saint Augustin domine le moyen âge tout entier, et les docteurs de l'Ecole adoptent unanimement la théorie de l'Ex- emplarisme. Henri deGand est le tributairedesaintAugustin, bien plus que de Platon à qui on le rattache erronément. L'œil tixé sur le philo sophe africain, avec une teinte de mysticisme que l'on ne rencontre pas chez lui d'habitude, le Docteur Solennel explore les sommets de la *) St Augustin, Tract. lin Ev. Joan. «) Ibid. 3) S. Aug. Lib. 83 q. q. 46. ■*) S. Aug. tonf. 12. UNE THÉORIE PHILOSOPHIQUE DE HENRI DE GAND. 55 science humaine. « On ne peut acquérir aucune connaissance certaine et infaillible de la vérité, s'écrie-t-il, si on ne contemple le type exemp laire de la lumière et de la vérité éternelles » *). Le début de la Somme Théologique, une des belles productions de Henri de Gand, aux vues larges et synthétiques, n'est qu'une para phrase brillante et originale du de Trinitate et de certains passages des 83 questions. Nous essaierons de résumer ces dissertations sur les fondements transcendentaux de la science humaine. * * * Henri accepte cette définition célèbre du vrai, relatée par l'arabe Isaac : Veritas/st adsequatio rei et intellectus. La vérité réside dans un rapport de conformité d'une chose et d'une intelligence. « Autre chose, dit Henri de Gand, est savoir au sujet d'une créa ture, ce qu'il y a de vrai en elle (id quod verum esfin ea), autre chose, connaître la vérité de cette créature (scire ejus veritatem). Ainsi, autre est la connaissance par laquelle on connaît une chose, autre celle par laquelle on connaît sa vérité » 2). Pour donner son assentiment au vrai, l'homme ne doit pas être en possession d'un système philoso phique sur la nature de la vérité et de la certitude. « Id quod est ens et verum in re bene potest appreliendi ab intellectu absque hoc quod intentio veritatis ejus ab ipso apprehendatur » 3). L'évidence de la vérité nous sollicite et nous détermine invinciblement sans que nous songions à son ascendant mystérieux. Pour le découvrir, il faut sou mettre la conscience à un interrogatoire délicat. Henri distingue à bon droit un double état de connaissance : la connaissance directe et la connaissance réfléchie. La première résulte de l'opération spontanée de l'esprit ; la seconde d'une réflexion de la *) Henri de Gand Somme Théolog. (édit. de Ferrare 1646) 1.2, nr 22. Dicen- dum quod nulla certa et infallibilis noiitia veritatis syncerœaquocumque potest haberi nisi aspiciendo ad exemplar lucis et veritatis increatse... •> Cfr. ibid, n26. 2) S. Theol. I. 2. nr 13. « ... aliud tamen est scire de creatura id quod verum est in ea, et aliud est scire ejus veritatem, ut alia sit cognitio qua cognoscitur res, alia qua cognoscitur veritas ejus. * 3) Ibid. n° 14. 56 M. DE WULP. faculté sur elle-même et sur son acte 1). Cette distinction est impor tante dans le système de Henri de Gand, et nous la retrouverons en étudiant sa théorie de l'illumination spéciale. Or, la concentration de l'esprit sur lui-même peut avoir un double objet : nous pouvons considérer la modification subjective engendrée en nous par l'acte cognitif. C'est la réflexion psychologique. Nous pouvons aussi porter notre attention sur la chose connue et rechercher la nature de la vérité. A cette seconde espèce de réflexion, qu'on peut appeler objective, Henri de Gand consacre de longues études. Qu'est donc la connaissance vraie, à laquelle s'applique la réflexion objective? «Connaître la vérité d'une chose, c'est percevoir la con formité qui existe entre la chose connue et son type idéal (exemp lar). Mais comme la chose possède un double type idéal, l'homme peut connaître la vérité de la chose de deux manières, en la rapprochant de l'un et de l'autre modèle... Le premier exemplaire (exemplar rei) est l'idée universelle existant dans l'âme et engendrée par la chose. Le second est l'intelligence divine (ars divina) qui contient les raisons idéales de toutes choses. C'est à leur imitation que, d'après Platon, Dieu a institué le monde » 2). Une chose est vraie quand elle est semblable à son modèle éternel conçu par Dieu ; un jugement humain est vrai quand il correspond à la réalité extérieure. Dans la vérité ontologique, la norme est l'idée divine; dans la vérité logique c'est la chose connue. Entre l'une et l'autre vérité Henri établit un parallèle, et s'inspi- rant de saint Augustin : « II est absolument impossible dit-il, que l'idée engendrée en nous par les choses extérieures nous donne de *) Ibid. n° 14. 2) S. Thêol. I. 2. n° 15. Et est dicendum quod cum, ut dictum est, jam veritas rei non potest cognosci nisi ex cognitione conformitatis rei cognitoe ad suum exemplar... Secundum quod duplex est exemplar rei, dupliciter ad duplex exemplar veritas rei habet ab homine cognosci Primum exemplar rei est species ejus universalis apud animam existons.., et est causata a re. Secundum exemplar est ars divina continens omnium rerum idéales rationes,,ad quas Plato dicit Deum mundum instituisse, sicut artifex in mente sua facit domum. » Prantl. Oeschichte der Logik (III. 191) interprète faussement la pensée de Henri en écrivant de lui : « und da er sodann dièse Musterbilder (exemplaria divina) in Unterschiedc gegen Thomas, ganz entschieden platonisch aïs selbstdndige Wesen fast. » UNE THEORIE PHILOSOPHIQUE DE HENRI DE GAND. 5* leur vérité une connaissance certaine et infaillible » l). Il nous indique une triple raison : l'idée ne dérive-t-elle pas par voie d'abstraction d'une chose variable, et dès lors n'est-elle pas, à raison de son ori gine, soumise à des vicissitudes? Et l'âme elle-même est sujette aux changements et à l'erreur. Comment la pensée serait-elle plus stable que la substance dont elle n'est qu'une modification? Ce raisonnement revient souvent dans la philosophie Augustinienne. Le Docteur Solennel renvoie lui-même au traité de vera religione 2). Elle se trouve exprimée avec non moins de vigueur dans ce passage du de libero arbitrio. « Si autem esset aequalis mentibus nostris hsec veritas, mutabilis etiam ipsa esset. Mentes enim nostrœ aliquando uploads/Philosophie/ l-x27-exemplarisme-et-la-theorie-de-l-x27-illumination-speciale-dans-la-philosophie-de-henri-de-gand.pdf

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