L’IDEE D’UN SYSTEME MNEMONIQUE DE CONNAISSANCE AUX ORIGINES DU COLLECTIONNISME

L’IDEE D’UN SYSTEME MNEMONIQUE DE CONNAISSANCE AUX ORIGINES DU COLLECTIONNISME DE GIULIO CAMILLO À ABY WARBURG Alexandre MICHAAN / Institut National du Patrimoine « Encore vous dis-je que je possède un Art général, nouvellement donné par un don de l'Esprit, grâce auquel on peut savoir toute chose naturelle, en tant que l'entendement atteint les choses des sens […] » Raymond Lulle, Desconhort « Se noi fossimo in un gran bosco, et havessimo desiderio di ben vederlo tutto, in quello stando, al desiderio nostro non potremmo sodisfare: percioche la vista intorno volgendo, da noi non se ne potrebbe veder, se non una picciola parte, impedendoci le piante circonvicine il veder delle lontane: ma se vicino a quello vi fosse una erta, la qual ci conducesse sopra un'alto colle, del bosco uscendo, dall'erta cominciaremo a veder in granparte la forma di quello; poi sopra il colle ascesi, tutto intiero il potremmo raffigurare. » Giulio Delminio Camillo, L’Idea del Theatro Bien qu’il soit devenu de nos jours difficile d’isoler la notion de collection de sa dimension matérielle, visuellement palpable, elle a pourtant entretenu par le passé un lien étroit avec l’idée de transmission d’un patrimoine immatériel. Avec le XXe siècle et l’établissement progressif de notre conception actuelle du musée, devenue le corollaire de l’étude du collectionnisme, cette question a été peu à peu marginalisée du domaine patrimonial institutionnel pour basculer dans celui de la psychanalyse et des sciences cognitives, sinon de la philosophie. L’émergence du concept d’inconscient et le développement de l’étude scientifique des phénomènes mnésiques offraient de nouveaux angles d’approche au champ du patrimoine immatériel, dessinant une césure apparente avec le milieu de l’histoire de l’art et de la muséologie. L’histoire du collectionnisme est pourtant bien liée aux sciences de l’esprit par l’idée, dont il se nourrit depuis ses origines, d’ouvrir une voie d’accès à un savoir souvent fantasmé comme universel. De cette conception universaliste de la connaissance, si caractéristique de la Renaissance et de la quête perpétuelle d’érudition des humanistes, le musée a souvent été amené à se faire le sanctuaire. Il restait en cela fidèle au projet de ses origines étymologiques, le mouseîon des grecs, lieu par excellence de la recherche et de la progression du savoir. Or la notion de connaissance universelle vient elle même se mêler dans la plus grande intimité à la notion de mémoire, la seconde se faisant par essence l’outil indispensable de la première1, la première la garante de la seconde. S’il est une définition exhaustive du domaine du patrimoine immatériel, c’est certainement là qu’elle réside, dans ce rapport entre constitution de la connaissance et constitution de la mémoire collective2. Il y a à l’évidence, ancrée au plus profond du projet muséal, une survivance du rôle mémoriel des collections : le musée moderne est un vecteur de mémoire. Ce rôle mémoriel, beaucoup plus explicite qu’aujourd’hui à l’heure des débuts du collectionnisme, sous-tend néanmoins toujours notre rapport aux collections, et se retrouve tout particulièrement, à la jonction entre XIXe et XXe siècle, dans les travaux de l’historien d’art et pionnier de l’anthropologie Aby Warburg. On sait depuis longtemps que la mémoire fonctionne en grande partie par association d’images, par constitution de systèmes de projections mentales. C’est précisément par le biais de la formation de ces systèmes, auxquels s’étaient intéressé les ars memoriae, que la « collection » peut permettre à son spectateur l’accès à la connaissance, dans l’idée des savants du XVIe siècle nourris de tradition hermétique. 1 C’est là toute la recherche des ars memoriae. 2 « On entend par « patrimoine culturel immatériel » les pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoir-faire —ainsi que les instruments, objets, artefacts et espaces culturels qui leur sont associés— que les communautés, les groupes et, le cas échéant, les individus reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine culturel. Ce patrimoine culturel immatériel, transmis de génération en génération, est recréé en permanence par les communautés et groupes en fonction de leur milieu, de leur interaction avec la nature et de leur histoire, et leur procure un sentiment d'identité et de continuité, contribuant ainsi à promouvoir le respect de la diversité culturelle et la créativité humaine. ». Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, Paris, 17 octobre 2003, UNESCO Le propos de cette esquisse de recherche sur la mémoire dans le domaine patrimonial est de montrer que l’idée de bâtir un système mnémonique de connaissance est doublement présente aux origines du collectionnisme, en ce qu’elle sous-tend en deux points temporels-clés les motivations d’organisation des collections : au XVIe siècle, avec l’émergence de la réflexion sur l’établissement d’une collection, et à l’aube du XXe siècle, avec la mise en place de la mission du musée moderne. Mais il s’agit ici aussi et surtout d’explorer l’évolution du rapport à la connaissance et à l’appréhension de l’univers à travers les images, au fil de l’histoire du collectionnisme. Comment l'idée de créer un système de connaissance universelle se fond-elle ainsi dans le projet originel de musée, et comment s'est effectué le glissement sémantique entre cette notion de savoir « magique »3, et celle d'imaginaire créé par la mémoire collective? Puisant ses sources dans l’art de la mémoire des rhéteurs de l’Antiquité, c’est principalement au travers de la tradition hermétique et l’héritage de penseurs comme Raymond Lulle et Giordano Bruno que s’installe à la Renaissance ce fantasme d’un système de connaissance magique ; l’influence sur la constitution des premières grandes collections et la réflexion qui l’accompagne est manifeste à la cour de François Ier, notamment avec les travaux de Giulio Camillo. C’est cette même influence que l’on retrouve dans les travaux d’Aby Warburg trois siècles plus tard, enrichie d’une réflexion sur la survivance mémorielle qui marque déjà la prise de conscience de l’existence d’un patrimoine immatériel : l’accès « magique » à la connaissance universelle se dévoile comme signe de la mémoire, l’antique Mnemosyne. Enfin, riche de la possession nouvelle de cette clé warburgienne que pourrait désigner l’idée de « mémoire collective »4, l’histoire moderne du collectionnisme a pu se réappesantir sur ses origines, avec par exemple les travaux de François Mairesse sur Samuel Quiccheberg. 3 Tel qu’entendu par la pensée hermétique du XVIe. Nous reviendrons sur cette notion particulière de la magie, assez distincte de l’acception moderne du terme. 4 Entendre ici : l’application à l’histoire de l’art de cette notion par Warburg. Le terme lui même, inventé aux débuts de la sociologie, provient de Maurice Halbwachs, contemporain de Warburg et fortement influencé dans ses travaux par Durkheim. Le rôle de la pensée hermétique dans la gestation de l’idée de collection L’héritage hermétique et le fantasme d’un système de connaissance du monde : Raymond Lulle, Giordano Bruno — « Peu de gens savent que les Grecs, parmi les nombreux arts qu’ils ont inventés, ont inventé un art de la mémoire qui, comme les autres, fut transmis à Rome d’où il passa à la tradition européenne. Cet art vise à permettre la mémorisation grâce à une technique de lieux et d’images impressionnant la mémoire. […] Avant l’invention de l’imprimerie, il était d’une importance capitale d’avoir une mémoire bien exercée ; et la manipulation des images dans la mémoire doit toujours, dans une certaine mesure, impliquer l’ensemble de la psyché. » Frances Yates, l’Art de le Mémoire C’est dans un des pendants de la pensée médiéviste et renaissante que nous qualifions aujourd’hui souvent confusément de « mystique » qu’il nous faut aller chercher les éléments propices à l’installation, dans certains esprits érudits du XVIe siècle, du fantasme des systèmes de connaissance de l’univers. L’idée première, dont sont porteurs dès l’Antiquité les ars memoriae et leur réappropriation médiévale par la pensée scholastique, est celle d’une appréhension méthodique du monde par l’esprit, visant à établir une structure mentale solide afin d’organiser son savoir comme on organise le rangement d’un lieu concret ; ainsi se parfait donc la sagesse, par l’établissement d’un système. Et, élément central, ce système repose avant tout pour optimiser son efficacité sur des images (en l’occurrence des projection mentales, des phantasmata). Le pouvoir synthétique de l’image et son aura de véritable « clé du savoir » est donc parfaitement en place dans les mnémotechniques des orateurs grecs et romains. Ainsi, dans l’Institutio Oratoriae, Quintilien décrit l’art de la mémoire (quatrième fondement de la rhétorique, après l’inventio, la dispositio et l’elocutio, et avant la prononciatio) hérité de Simonide de Ceos5, comme une technique d’apprentissage par l’organisation de données dans un espace fictif, une architecture virtuelle. Chaque élément du discours est classé dans cet espace intérieur, qui se fait dès lors le théâtre des connaissances de l’orateur mobilisées par son art de la rhétorique. On retrouvera cette recherche de mise en scène des savoirs dans le projet de Camillo ; mais son lien essentiel avec l’établissement d’un système de correspondances, d’association d’images ou de symboles, est présent dans toute une partie de la pensée théologique jusqu’au développement de la Contre-Réforme. C’est en marge de la scolastique thomiste, par qui a pourtant principalement transité l’héritage aristotélicien, et qui a fait elle aussi large usage des mnémotechniques6, que résident uploads/Philosophie/ ars-memoriae-et-collectionnisme-fantasmes-de-connaissance-universelle-de-giulio-camillo-a-aby-warburg.pdf

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