L'ONTOLOGIE REND-ELLE B Ê TE? Terence Blake A. INTRODUCTION La question posée,
L'ONTOLOGIE REND-ELLE B Ê TE? Terence Blake A. INTRODUCTION La question posée, L'ontologie rend-elle bête?, fait référence bien sûr au livre de Nicholas Carr THE SHALLOWS traduit en français sous le titre INTERNET REND-IL BÊTE?, et je vais briser le suspense en vous donnant la réponse tout de suite: oui et non. Oui, l'ontologie peut nous rendre plus bête si elle privilégie le synchronique, et je prendrai deux exemples: (1) l'ontologie «marxiste» de Louis Althusser et (2) l'ontologie objectuelle de Graham Harman. Non, au contraire, elle peut nous rendre moins bête, si elle privilégie le diachronique, et ici je donnerai l'exemple de l'ontologie de Paul Feyerabend. Normalement il faudrait donner une petite définition de l'ontologie, l'étude de l'être en tant qu'être, ou l'étude des catégories les plus fondamentales des êtres, ou la théorie des objets et de leurs relations. Or cette présentation se termine avec les idées de Feyerabend, et il faudrait remarquer que lui-même n’utilise pas le mot «ontologie», préférant parler de «cosmologie générale» ou de «méthodologie générale» indifféremment. Parfois aussi il parle du système de catégories sous- jacent à une vision du monde. Et vers la fin de sa vie il a commencé à parler de l'Être avec un E majuscule, mais il a toujours souligné qu'il ne fallait pas s'agripper à un mot ou à une approche, parce qu'il n'y a pas de «cadre stable qui englobe tout», et que n'importe quel nom ou argument ne sert qu'à «nous accompagner sur notre voyage sans le confiner à un chemin fixe» (AM, xvi). Feyerabend a explicitement indiqué que sa propre approche «déconstructive» découlait de sa fidélité à cette ambiguïté et cette fluidité. Ainsi, l'ontologie pour Feyerabend implique un voyage, donc un processus d'individuation, sans chemin fixe et sans cadre stable. En ce qui concerne le mot «bête», il renvoie à des processus d'abêtissement ou de désindividuation tendant justement à nous imposer un chemin fixe, et un cadre stable. Le mot «rendre» aussi appelle des explications. Nous sommes des êtres noétiques, et donc la bonne nouvelle c'est que nous ne pouvons jamais être complètement bêtes, ou complètement désindividués, sauf mort cérébrale. La mauvaise nouvelle c'est que nous pouvons toujours devenir plus bêtes que nous ne le sommes aujourd'hui, tout comme on peut devenir plus ouvert, plus fluide, plus multiple, plus différencié, bref plus individué. L'ontologie n'est pas une baguette magique qui peut nous transformer en bête ou en dieu, mais elle peut favoriser l'un ou l'autre fourchon de la bifurcation des chemins. ARGUMENT: Mon argument sera très simple: 1) les ontologies traditionnelles sont basées sur une approche au réel qui privilégie la dimension synchronique où le chemin est fixe et le cadre est stable . Althusser et Harman sont de bons exemples d'ontologie synchronique. 2) un autre type d'ontologie est possible, et elle existe sporadiquement, qui privilégie la dimension diachronique, et donc les aspects de pluralité et de devenir: les chemins sont multiples et le cadre est fluctuant. Feyerabend est un bon exemple d'ontologie diachronique Pour faire court je parle d'ontologie synchronique et d'ontologie diachronique, mais en fait chaque type d'ontologie contient des éléments de l'autre type, et il s'agit simplement du primat donné au synchronique sur le diachronique ou l'inverse . La philosophie est inséparable d'une conversion radicale où notre compréhension de tout ce qui existe est transformée. En soi, un tel changement de paradigme est plutôt positif. Un problème se pose lorsque cette conversion équivaut à une réduction de notre vision et à un appauvrissement de notre vie, càd si elle nous rend bête. Ma conversion à une ontologie diachronique est survenu en 1972, lorsque j'ai lu Contre la méthode, de Paul Feyerabend. Où il donne l'esquisse d'un pluralisme ontologique et épistémologique. À sa lecture j'étais transporté, transformé, converti. Malheureusement, à la même époque, mon département de philosophie s'est converti à une philosophie très différent, l'althussérisme, et je me suis trouvé totalement marginalisé. B. ALTHUSSER ET L'ALTHUSS É RISME De fait, l'année 1973 était une année charnière entre la «tempête diachronique» des années soixante et la remise en ordre synchronique voulue par les althussériens. J'emploie à dessein les termes que Bernard Stiegler utilise pour décrire l'invention de la métaphysique telle qu'elle est mise en œuvre dans la RÉPUBLIQUE de Platon, soutenant un projet de synchronisation des esprits et des comportements. J'ai été le témoin réfractaire d'une tentative d'une telle synchronisation à petite échelle: mon département a sombré dans le projet dogmatique, explicitement énoncé, de former des intellectuels radicaux (càd althussériens) sous l'égide de la science marxiste althussérienne. Un petit nombre de militants althussériens ont pris le contrôle administratif et intellectuel du département et par toutes sortes de techniques d'intimidation et d'exclusion ont contraint tout ses membres, ou presque, de se conformer à la ligne althussérienne ou de partir. Intellectuellement, les althussériens imposaient un méta-langage «onto-épistémologique» en termes duquel ils ont affirmé la différence radicale entre la science et l’idéologie, et la scientificité du marxisme. Il est coutumier de décrire l'althussérisme du point de vue épistémologique, mais il avait aussi un volet ontologique, de par sa distinction entre objets réels et objets théoriques: la pratique scientifique produit, selon eux, ses propres objets, les objets théoriques, comme moyen de connaître les objets réels. Les objets de la vie quotidienne, les objets du sens commun, et même les objets perceptifs, ne sont pas des objets réels, mais des constructions idéologiques, des simulacres. Face à cette conversion négative de tout un département, je tentais de résister. Puisque j'ai l'esprit de contradiction, càd l'esprit d'individuation, je me suis consacré à une critique de l' althussérisme. Son ontologie lacunaire, la détermination de l'Être en termes d'objets réels différent des objets théoriques, correspond à un point de vue transcendantal de la philosophie qui agit comme un frein sur la pratique scientifique, et pré-contraint le type de construction théorique qu'elle pourrait élaborer. Pour maintenir la diachronicité des sciences, on ne peut pas garder la démarcation stricte entre les objets réels et les objets théoriques, ni entre les sciences et les idéologies. Les sciences ainsi risquent d'être déchues au même plan que les constructions idéologiques, et leurs objets déchus au statut de simulacres. On verra plus loin que la OOO de Graham Harman déchoit de cette façon les sciences de leurs privilèges. (N.B. Le livre d'entretiens avec Jacques Derrida, POLITIQUE ET AMITIÉ décrit le même phénomène de prétention et d'intimidation intellectuelles soutenues par une théorie ayant une aura de sophistication épistémologique mais qui était radicalement imparfaite. Derrida souligne que les concepts d'objet et d'objectivité étaient déployés sans examen suffisant ni de leur pertinence ni de leur bien-fondé). Après la période de l'hégémonie althussérienne venait une période de «tempête diachronique» au plan intellectuel. Des traductions des œuvres de Foucault et de Derrida, mais aussi, de Lyotard, et de Deleuze étaient publiées. Les dogmes althussériens étaient contestés et déconstruits. Mais à mes yeux il restait les limites à la pensée qui perduraient malgré cette nouvelle sophistication. Il y avait une dimension ontologique commune à tous ces auteurs, et que cette dimension ontologique était négligée ou ignorée par les défenseurs de la French Theory. Feyerabend lui-même me semblait avoir besoin d'une ontologie pour renforcer son pluralisme et le protéger contre les incursions dogmatiques de type althussérien et contre les dissolutions relativistes de type post-moderne. J'ai obtenu une bourse pour aller étudier à Paris, et j'ai quitté l'Australie définitivement en 1981 pour continuer mes recherches ontologiques et épistémologiques. Ce que je retiens de cette expérience, à part le besoin d'une ontologie capable de soutenir et de pousser plus loin la déconstruction, c'est le sentiment d'une sophistication contradictoire dans la philosophie althussérienne. J'avais l'impression qu'elle pluralisait et diachronisait d'une main ce qu'elle réduisait et synchronisait de l'autre. Donc malgré cette sophistication initiale, l'althussérisme a rendu ses acolytes bêtes. De plus, comme instrument de synchronisation à grande échelle, elle était vouée à l'échec par son marxisme et son scientisme, qui rendaient difficile son adoption générale. Il aurait fallu le dé-marxiser et le dé-scientiser pour plaire au plus grand nombre. De surcroît sa diffusion était limitée au microcosme universitaire, parce qu'il lui manquait à cette époque l'outil internet. Ces limitations à sa diffusion ont été déconstruites et dépassées par une nouvelle philosophie, toute récente, appelée OOO (object-oriented ontology, l'ontologie orientée vers l'objet) ou simplement: l'ontologie objectuelle. Je retiens aussi la méfiance envers tout «mouvement» en philosophie. Or les OOO s'affiche comme un mouvement et attribuent la diffusion rapide de leurs idées à leur maîtrise des technologies numériques sociales. C. HARMAN ET L'ONTOLOGIE OBJECTUELLE Dans THE THIRD TABLE, Harman donne un bref aperçu des thèmes principaux de l'ontologie objectuelle. C'est un petit livre publié cette année dans une édition bilingue anglais-allemand, dont le texte anglais occupe à peine onze pages et demi (p4-15). Le contenu est très engageant puisque Harman y réussit l'exploit de présenter ses idées principales dans la forme d'une réponse au fameux "argument des deux tables" de Sir Arthur Eddington. Ceci lui permet de formuler ses arguments en termes d'une polémique continue contre le réductionnisme, dans ses formes humaniste et scientiste. uploads/Philosophie/ l-x27-ontologie-rend-elle-bete.pdf
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- Publié le Aoû 28, 2022
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