Claudine Normand Langue/parole : constitution et enjeu d'une opposition In: Lan

Claudine Normand Langue/parole : constitution et enjeu d'une opposition In: Langages, 12e année, n°49, 1978. pp. 66-90. Citer ce document / Cite this document : Normand Claudine. Langue/parole : constitution et enjeu d'une opposition. In: Langages, 12e année, n°49, 1978. pp. 66-90. doi : 10.3406/lgge.1978.1922 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lgge_0458-726X_1978_num_12_49_1922 Cl. Normand LANGUE/PAROLE : CONSTITUTION ET ENJEU D'UNE OPPOSITION « La théorie générale du langage aura pour plus essentielle tâche de démêler ce qu'il en est de nos dis tinctions premières. Il nous est impossible d'accorder qu'on ait le droit d'élever une théorie en se passant de ce travail de définition, quoique cette manière com mode ait paru satisfaire jusqu'à présent le public li nguistique ». (Saussure, note de 1894 citée par de Mauro, p. 362.) Faire une lecture « historique » de Saussure Pourquoi lire encore Saussure aujourd'hui, et comment ? Ces deux questions, généralement informulées, sous-tendent les lectures qui se font encore du CL G et que je résumerai ainsi : — Saussure, l'ancêtre généralement reconnu mais entièrement dépassé (langue/parole -*■ compétence/performance) К — L'homm^-double dont il faut étudier la face cachée et peut-être seule intéressante (le CLG[les Anagrammes — opposition ou continuité-contre point) 2. — L'obstacle depuis toujours et plus que jamais à franchir, pour dégager enfin un chemin fructueux à la recherche (Saussure/Meillet — la li nguistique formelle/la linguistique sociale) 3. Je n'opposerai pas à ces lectures une lecture « vraie », enfin révélée, ne me situant pas sur le terrain des interprétations mais sur celui des enjeux. Si l'on revient toujours à Saussure, c'est qu'il est le lieu d'un 1. Cf. Chomsky, 1965 : « La distinction que je signale ici s'apparente à la distinc tion « langue-parole » chez Saussure ; mais il est nécessaire de rejeter le concept saus- surien de « langue » qui réduit celle-ci à un inventaire systématique d'éléments, pour revenir à la conception humboldtienne qui fait de la compétence sous-jacente un système de processus génératifs » (cf. également Chomsky, 1968, pp. 38-39). 2. Cf. J.-L. Cal vet, 1975 :«(...) l'existence de ces longues recherches inédites pose une question concernant le Cours lui-même et le statut, dans la pensée saussurienne, de la linguistique générale » (p. 43). « Mais dans ces travaux de rombre, dans cette face cachée qui vient doubler le Cours de façon inattendue et paradoxale, il a peut-être ouvert la voie à la véritable révolution saussurienne, celle qui est en train de naître aujourd'hui » (ibid., p. 107). « Les recherches anagrammatiques de Saussure portent témoignage d'une telle folie, d'un tel aveuglement. Elles marquent l'irruption du trouble dans l'enclos linguis tique qu'il a, plus que tout autre, contribué à établir » (S. Lotringer, 1974, in Recherches n° 16). Cf. également J. M. Rey, 1974, et beaucoup d'autres travaux. 3. « Son but est d'assurer à la linguistique un statut de science indépendante en l'arrachant à l'étude des réalités, qu'elles soient sociales ou physiologiques (...) urgence d'une critique de la linguistique au sens où Marx a fait une critique de l'économie, la critique de la notion de valeur en étant un élément essentiel » (Marcellesi et Gardin, 1974, pp. 92-99). П ne s'agit ici que de lectures « polémiques » dont il faut distinguer le travail d'exégèse des éditions critiques — Godel, de Mauro, Engler — point de départ et références indispensables. 66 enjeu théorique fondamental toujours actuel, celui qui se formule dans la question de l'objet même de la linguistique. C'est à partir de là que pourraient s'expliciter le pourquoi et le comment des lectures du CLG. A travers langue/parole donc et un certain nombre d'autres « distinc tions premières », ce qui est en question c'est l'objet : — Objet de la linguistique par rapport aux objets des autres sciences ; il s'agit de définir son champ et les moyens d'y opérer (le point de vue de départ et les concepts). — Objet dans le sens d'objectif, les « tâches de la linguistique », dit Saus sure, les voies assignées a la recherche et corrélativement les impasses, les faux-problèmes (dont on ne se débarrasse pas par décision administ rative — cf. le problème de l'origine) ; faire la part donc ce qui est un acquis et de ce qui n'est que piétinement, reformuler autrement les vieux problèmes (celui de l'analogie par exemple) et surtout en poser de nouveaux. — Objet, plus fondamentalement, dans le sens de : qu'est-ce que le donné linguistique ? Comment appréhender scientifiquement ce dont chacun croit pouvoir parler comme d'un observable immédiat, alors qu'il s'agit de le construire (cf. infra, p. 79 « II n'y a donc aucun rudiment de fait linguistique hors du point de vue défini qui préside aux distinctions ») ? — Objet enfin (et peut-être à cause de tout le reste) au sens freudien de ce qui est investi et sur quoi la mise peut être si forte que le « sujet » a partie liée avec lui ; d'où les passions, les éclats, les refus, les rancunes... (cf. le ton passionné de certains comptes rendus comme un écho à l'expres sion saussurienne « la langue est Tunique objet », p. 39). De l'élaboration de cet objet, je voudrais tenter de faire une lecture historique : voir le CL G comme une étape dans une production de connais sances, production prenant toujours place dans une lutte théorique ; voir comment se constitue la théorie nouvelle, sur quel terrain, à partir de quels discours anciens ou nouvellement dominants, dans quels remanie ments et/ou ruptures avec ce qui la précède et l'entoure ; chercher à comprendre la complexité-ambiguïté du discours donné en fonction de ses conditions de production ; chercher à en saisir aussi les effets historiques. Je me propose cette démarche sur la distinction langue/ parole, pierre d'achoppement de toutes les lectures, lieu de confusions notoires, nour rissant des objections sans cesse reprises de 1916 à nos jours, un des points les plus révélateurs de l'enjeu théorique général. « Je sais d'ancien et de nouveau autant qu'un homme seul pourrait des deux savoir » (G. Apollinaire, la Jolie Rousse). Il s'agit donc de construire un nouveau discours, ou plutôt de parler une nouvelle langue, ce qui ne peut se faire qu'à partir de l'ancienne et contre elle, qui est, de plus, la seule qui soit encore compréhensible à la plupart. D'où les confidences accablées bien connues : « Mais je suis bien dégoûté de tout cela, et de la difficulté qu'il y a en général à écrire seulement dix lignes ayant le sens commun en matière de faits de langage (...) Sans (cesse) cette ineptie de la ter minologie courante, la nécessité de la réformer... » (Lettre à Meillet 1894, SM, p. 31). D'où les difficultés de ce discours qui se voudrait (que les éditeurs voudraient) homogène et sans équivoque (discours didactique d'un cours) quand il propose ce qui est l'émergence encore hésitante d'une recherche. Pour simplifier, je dirai : double-discours comme on dit double-jeu (montrer- cacher), double-sens, agent-double. Car il n'est pas facile d'être le porteur d'un message qui s'élabore ailleurs, dans les manques, les impasses, les questions d'une théorie régnante. 67 La revendication dont nous trouvons ici l'écho, générale en cette fin du xixe siècle, est celle de la nécessité d'une théorie linguistique générale qui viendrait systématiser les résultats de la linguistique historique et du comparatisme, en même temps qu'elle permettrait de comprendre enfin les principes généraux du langage. S'agira-t-il d'une généralisation des résultats accumulés (la masse des « faits » décrits par le comparatisme) ou d'une conceptualisation nouvelle remettant en cause les fondements mêmes de la linguistique précédente et contemporaine ? Sur ce point théorique essentiel, les textes ont des positions variées et souvent confuses *. Sur un point, cependant, l'accord semble fait chez les prédécesseurs imméd iats de Saussure : la linguistique générale ne peut être qu'une science historique et non une science naturelle, sans que soit clairement distingué ce qui dans l'élaboration théorique reviendra à l'histoire, traditionnelle, et ce qui reviendra à la sociologie, nouvelle. Le terme courant qui permet d'esquiver la difficulté est l'adjectif socio-historique (les signes sont pris dans un mouvement socio-historique, la langue est un produit socio- historique...). L'effet de glissement est manifeste dans la constitution de langue/parole, avec des aspects à la fois positifs et négatifs. Sans entreprendre de démêler ici cette intrication de l'histoire et de la sociologie qui sert de référence théorique à la linguistique, je propose de résumer ainsi la situation de la fin du xixe siècle, début xxe : la référence au point de vue (socio-) historique permet de reformuler (sans les abandonner encore) certains problèmes traditionnels dans des termes qui débloquent partiellement la recherche ; ainsi pour le problème de l'origine du langage : abandon de la spéculation généalogique en termes d'organisme et de lois de la nature, au profit de la définition par la convention-institution. On met alors l'accent sur le caractère social du langage et le problème de l'origine est assimilé à celui de l'acquisition de la langue par l'individu (cf. en particulier Whit ney, 1875). D'autre uploads/Philosophie/ claudine-normand-langue-et-parole.pdf

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