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Cet article est disponible en ligne à l’adresse : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=APHI&ID_NUMPUBLIE=APHI_673&ID_ARTICLE=APHI_673_0465 Continu, individu, esprit. La conception du temps chez le jeune Heidegger face à la théorie du temps de Dietrich de Freiberg par Martina ROESNER | Centres Sèvres | Archives de Philosophie 2004/3 - Tome 67 ISSN 1769-681X | pages 465 à 491 Pour citer cet article : — Roesner M., Continu, individu, esprit. La conception du temps chez le jeune Heidegger face à la théorie du temps de Dietrich de Freiberg, Archives de Philosophie 2004/3, Tome 67, p. 465-491. Distribution électronique Cairn pour Centres Sèvres. © Centres Sèvres. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Malgré l’apport essen- tiel de l’âme (psychè) à l’actualisation du temps, le substrat ontologique de cette réalisation effective se situe, chez Aristote, dans la sphère des étants intra-mondains, non humains, en particulier les sphères des astres 2. Par rap- port à cette approche, la conception augustinienne du temps se distingue par la préséance qu’elle accorde à la sphère intérieure du vécu sur le monde de la nature. Ce n’est plus en premier chef l’expérience des mouvements spa- tiaux ou des changements physiques qui motive la mesure et donc la consti- tution quantitative du temps, mais l’âme elle-même dont l’étendue ne se pré- sente pas comme une simple grandeur géométrique mais comme un médium de sens conditionné par la façon dont l’âme relit sa propre histoire et pro- jette son avenir à la lumière des préoccupations ultimes de son existence 3. Archives de Philosophie 67, 2004 * Ce texte est la version française remaniée d’une conférence donnée à Mayence le 3 novem- bre 2000 dans le cadre du colloque W as ist Zeit, was Ewigkeit? Das Zeitproblem in Augustins « Confessiones » und Heideggers Phänomenologie, organisé par P . Reifenberg et W . Seidel à l’Erbacher Hof, Akademie des Bistums Mainz (centre d’études du diocèse de Mayence). 1. Cf. M. HEIDEGGER, Logik. Die Frage nach der W ahrheit (Gesamtausgabe [par la suite toujours abrégée GA] t. 21), Frankfurt a. M., Klostermann, 1976, p. 411-412; ID., Die Grundprobleme der Phänomenologie (GA 24), Frankfurt a. M., Klostermann, (1975) 21989, p. 327-388. 2. Cf. ARISTOTE, Physique IV, 14, 223b 12 – 224a 1. 3. Cf. AUGUSTIN, Confessions, XI, xxviii, 37; XI, xxix, 39. Il n’est donc pas étonnant que Heidegger, tout en rejetant la conception augustinienne du passé et du futur comme privations (non plus – pas encore) du présent 4, voie l’ancrage du temps dans l’intériorité de l’âme comme un premier dépassement de la naturalisation indue de l’existence, typique de la vision grecque de l’homme. Pour Heidegger, l’approche augustinienne, où le « souci de soi » figure comme motivation ultime de la méditation sur le temps, est un premier pas vers une conception authentique de ce phéno- mène. Elle progresse en effet de ce qui est plus proche de l’existence et du sens de son être propre vers la temporalité plus neutre et finalement pure- ment quantifiable des phénomènes intra-mondains, et non dans le sens inverse 5. Si l’approche augustinienne insiste sur la spécificité du temps vécu, elle reste cependant prisonnière de l’opposition entre un « dehors » et un « dedans » par rapport à la conscience, opposition que Heidegger se propose de dépasser par la conception particulière du Dasein. Le mode d’être du Dasein est en effet irréductible à celui des étants intra-mondains précisé- ment dans la mesure où il est lui-même l’ouverture ek-statique du monde comme ensemble de tous les horizons de sens possibles 6. Tout en soulignant la différence foncière entre la temporalité originaire du Dasein et le temps de la nature, Heidegger ne base pas la particularité du temps existential sur la délimitation régionale de la conscience par opposi- tion à la sphère naturelle dont la compréhension s’articule par la prédica- tion habituelle des catégories. Le temps originaire est non catégorial dans l’exacte mesure où il est le fondement de compréhension d’un monde qui implique des structures de sens pré-théoriques aussi bien que toutes les for- mes d’objectivation des phénomènes intra-mondains par les sciences de la nature. C’est la force originaire de l’existential qui comprend et conditionne les deux faces du catégorial, l’intériorité « subjective » aussi bien que l’exté- riorité « objective », sans être à son tour dépendante d’eux. C’est pourquoi, malgré sa critique de la vision intra-mondaine et catégorialisante du temps chez Aristote, la conception heideggérienne du temps ek-statique ne coïn- cide pas non plus avec le modèle augustinien. Elle semble obéir à un autre paradigme encore qui, tout en se nourrissant de ces deux courants de pen- sée, va non seulement au-delà de la simple alternative d’un temps purement « intérieur » ou « extérieur », mais dépasse aussi l’idée d’une simple réparti- tion entre les deux aspects « naturel » et « psychique » dans la constitution du temps. Malgré sa particularité, cette conception de la temporalité n’apparaît pas pour la première fois que sous la plume de Heidegger. Bien en amont de ses 466 M. ROESNER 4. Cf. M. HEIDEGGER, Phänomenologie des religiösen Lebens (GA 60), Frankfurt a. M., Klostermann, 1995, p. 247-248; ID., Sein und Zeit (SZ), Tübingen, Niemeyer, 171993, p. 373. 5. Cf. GA 60, p. 205 sq. 6. Cf. SZ, p. 406 sq. analyses de la temporalité dans Être et temps, notre auteur développe en effet déjà une vision du temps qui se rapproche à plus d’un égard d’une certaine théorie du temps médiévale, à savoir celle de Dietrich de Freiberg. Ce maî- tre dominicain, né vraisemblablement au milieu du XIIIe siècle et mort entre 1310 et 1320 7, mérite une attention particulière dans la mesure où du point de vue personnel et doctrinal, son chemin a non seulement croisé mais aussi influencé de manière décisive celui d’un autre penseur dominicain infi- niment plus connu et dont l’association avec Heidegger est devenue telle- ment courante qu’elle mérite d’être à nouveau interrogée, à savoir Maître Eckhart 8. Sans vouloir nier les différences qui subsistent entre Heidegger et Dietrich de Freiberg, il nous semble qu’une comparaison de ces deux auteurs pourrait jeter quelque lumière, d’abord sur la façon dont le jeune Heidegger commence à développer sa propre conception du temps ek-sis- tential, et ensuite surtout sur le lien que le Heidegger tardif va instaurer entre les deux problématiques de la temporalité et de la fondation. Comme on le verra, les notions de « fond-sans-fond » ou de « fond abyssal », si chères au Heidegger des années cinquante, ne proviennent pas originairement de la mystique eckhartienne mais en amont de celle-ci, des analyses strictement philosophiques de Maître Dietrich concernant la position de l’intellect humain dans sa double relation aux choses et au fondement de la réalité tout entière. Encore aujourd’hui, Dietrich de Freiberg reste un auteur relativement peu connu. Ce n’est que récemment qu’on a entrepris pour la première fois l’édition complète de ses œuvres, et le nombre d’études qui lui sont consa- crées n’est toujours pas légion 9. Vu la situation éditoriale, on peut se deman- der si et à quel point le jeune Heidegger pouvait avoir une connaissance directe de ses écrits. Compte tenu du fait qu’au début de sa carrière acadé- mique, Heidegger s’était fortement orienté vers la philosophie médiévale, CONTINU, INDIVIDU, ESPRIT 467 7. Pour une discussion plus approfondie du problème de la datation (presque toujours incertaine) des événements principaux dans la vie de Dietrich, cf. L. STURLESE, Dokumente und Forschungen zu Leben und W erk Dietrichs von Freiberg (Beihefte zu Dietrich von Freiberg, Opera Omnia, Beiheft 3), Hamburg, Meiner, 1984, p. 1-63. 8. Pendant une certaine période (vraisemblablement à partir de 1293), Maître Dietrich et Maître Eckhart occupent tous deux des postes importants dans l’administration de la province allemande des dominicains: Dietrich en tant que provincial, Eckhart comme l’un de ses vicai- res. C’est probablement aussi grâce à une intervention de Dietrich qu’en 1302, uploads/Philosophie/ la-conception-du-temps-chez-le-jeune-heidegger-cairn.pdf

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