La musique et l'être chez Nietzsche et Bergson Au cours du 19ème siècle, une év

La musique et l'être chez Nietzsche et Bergson Au cours du 19ème siècle, une évolution artistique inédite s'opère en Europe. Du néoclassicisme jusqu'à l’impressionnisme, une succession rapide de différents mouvements en littérature, en peinture et en musique, témoignent d'une dynamique qui non seulement transforme l'art de son intérieur, mais élargit également sa portée sociale, politique et intellectuelle. Notre objectif n'est pas d'expliquer l'origine de cette transformation, mais au contraire d'observer ses conséquences dans le domaine de la philosophie. En effet, même si l'art était précédemment traité dans la philosophie en tant qu' objet de connaissance, ce n'est qu'à la fin du 19ème siècle que son rapport à la pensée devient vraiment fondamental – l'art apparaît de plus en plus comme un dépassement possible de la philosophie et de la pensée en général, qui se trouve par conséquent menacée, contrainte à se justifier elle-même, défendre sa position tout en intégrant le problème de l'art au cœur de son nouveau champ de questionnement. Ce n'est donc qu'à partir de l'expérience esthétique que la nouvelle façon de penser se dérobe devant nous : l'art n'a pas besoin des philosophes, mais les philosophes ont besoin de l'art. Or, si un des rôles principal de la philosophie était toujours d'expliquer et de pénétrer le réel, éclaircir ou trouver un sens (ou une absence de sens) de l'être, qui, dans sa présence immédiate est donné à l'homme comme un mystère, c'est exactement là où l'art se montre désormais plus habile que la pensée conceptuelle. Pour rattraper le retard, la philosophie devra donc poser l'art à la fois comme un problème ontologique et un modèle méthodologique. C'est exactement sur cette base, qu'une tentative d'une nouvelle philosophie pourra s'établir. Afin de démontrer comment cette philosophie, que l'on peut appeler créatrice, se met en place à fin du 19ème siècle, nous allons nous appuyer sur les deux grands penseurs – Friedrich Nietzsche et Henri Bergson – qui, malgré toutes les divergences capitales entre eux, ont fait tous les deux un effort considérable pour atteindre un but commun : proposer une métaphysique, qui ne serait plus une réflexion ou une contemplation, mais une création originelle à la façon d'une création artistique, une intuition qui dans son acte participe à l'engendrement de l'être. Néanmoins, au lieu de traiter l'art dans son ensemble, nous allons nous concentrer uniquement sur la musique, qui obtient un statut très particulier chez Nietzsche, mais dans une certaine mesure aussi chez Bergson et en général dans la grand partie de la réflexion sur l'art à la fin du 19ème siècle. Cela, nous semble-t-il, pour deux raisons, qui, comme nous allons voir plus tard, sont inséparablement liées l'une à l'autre – d'un côté la musique est difficilement réductible au concept de l'imitation, qui était pourtant pendant longtemps la définition même de toute activité artistique. Si la musique faisait rarement l'objet de l'analyse platonicienne ou aristotélicienne, elle est devenue au contraire une terre beaucoup plus féconde dès qu'on a essayé de penser l'art au-delà de la mimesis. De l'autre côté, l'implication directe de la musique dans le temps, son déroulement continuel qui fait partie de l'essence même du rythme ou de la mélodie donne aux philosophes un point d'intersection direct avec une autre tendance de la philosophie contemporaine – saisir l'être dans sa mobilité, son attitude incessamment changeante et hétérogène. Mais nous ne voulons pas nous servir de la musique seulement comme d'un exemple valable et révélateur pour toutes les autres formes de l'art. Au contraire, nous allons traiter la musique en tant qu'un domaine particulier, dont les conséquences philosophiques ne concernent pas forcément la peinture ou la poésie. Nous croyons en effet, que Nietzsche et Bergson nous donnent la clé pour réfléchir sur la musique de manière très précise et détaillée en prenant en compte toutes ses spécificités. Nous allons donc d'abord essayer de décrire le point de départ commun de la philosophie nietzschéenne et bergsonienne qui est la critique de la pensée conceptuelle, pour faire surgir la capacité de l'art (donc aussi de la musique) de dépasser cette inaptitude de la raison. Ensuite nous allons mettre en évidence les différences capitales entre les deux penseurs en ce qui concerne leur conceptions ontologiques et leur approches de la musique. Finalement nous allons donc de démontrer que ces chemins différents tendent pourtant vers la même fin, que nous allons essayer de saisir dans toute sa complexité. Le point de départ commun : une critique de la pensée conceptuelle, l'intuition comme nouvelle méthode Si certaines limites de la raison et de la faculté humaine de connaître étaient mises en question déjà par Kant et ses antinomies, avec Nietzsche ce soupçon va encore beaucoup plus loin. En opposition radicale à la pensée hégélienne, à l'époque très populaire en Allemagne, Nietzsche prétend dès ses premières œuvres de casser l'attitude qu'il appelle, selon son origine, l'optimisme socratique1 - le mythe d'un intellect puissant, capable d'atteindre l'absolu, de dévoiler l'être dans sa totalité. En étant en réalité qu'un accident futile et éphémère au milieu d'un univers qui le dépasse dans l'espace et dans le temps, l'intellect ne sert selon Nietzsche qu'à l'auto-conservation et son intérêt est donc purement utilitaire. Face à une réalité insaisissable et trop compliquée pour l'homme, le travail de la raison consiste donc à falsifier cette réalité en la comprimant en concepts – des catégories artificiellement produites, qui renferment en un seul mot des choses singulières et, malgré une certaine similitude, différentes les une des autres. La pensée conceptuelle, exprimée par le langage doit, selon Nietzsche, forcément rater l'essentiel de la chose donnée dans l'expérience authentique : « Nous croyons savoir quelque chose des choses elles-mêmes quand nous parlons d'arbres, de couleurs, de neige et de fleurs, et nous ne possédons cependant rien que des métaphores des choses, qui ne correspondent pas du tout aux entités originelles. […] Tout mot devient immédiatement concept par le fait qu'il ne doit pas servir justement pour l'expérience originale, unique, absolument individualisée, à laquelle il doit sa naissance, c'est-à-dire comme souvenir, mais qu'il doit servir en même temps pour des expériences innombrables, plus ou moins analogues, c'est-à- dire, à strictement parler, jamais identiques et ne doit donc convenir qu'à des cas différents. Tout concept naît de l'identification du non-identique. »2 Or, l'homme non seulement travestit le réel au moyen de la conceptualisation, mais il présente en plus ces concepts comme des vérités, il les transforme en valeurs. Toute la morale s’appuie par conséquent sur des concepts abstraits, sur des simplifications et des généralisations, dont l'intellect est l'auteur, et qu'il munit d'une apparence héroïque et plausible de la vérité. Un tel système moral, bien construit et sédimenté grâce à l'habitude et l'oubli au fond de la partie inconsciente de l'homme, devient ensuite une arme que la raison utilise pour battre ceux qui sont plus forts, ceux qui veulent se libérer de son influence, mais finalement cèdent souvent encore une fois, engloutis sous la pesanteur des remords. De cette manière l'intellect défend et justifie sa propre existence, non pas en nous rapprochant du réel, mais au contraire en le cachant derrière de plus en plus d'obstacles, de plus en plus de concepts. La critique faite à la pensée conceptuelle par Bergson va dans la même direction que celle de Nietzsche, sauf qu'elle vise moins son caractère moral que les problèmes épistémiques concrets qui surgissent dès qu'on reconnaît le rapport toujours purement pratique et utilitaire de la raison au réel. Bergson met surtout en évidence, que tout concept repose nécessairement sur la prétention de stabilité de la chose désignée dans le temps. Mais les choses ne sont rien d'autre qu'un changement incessant qui constitue leur substance même. Le concept identifie donc des entités qui diffèrent non seulement l'une de l'autre (comme Nietzsche nous a déjà montré), mais aussi chacune par rapport à elle-même en tant qu'elle est un mouvement indivisible, une durée. La différence (elle-même un acte temporel) qui définit ce que la chose est réellement, échappe nécessairement à l'analyse de la raison, qui a besoin d'imaginer un espace homogène, où les choses resteraient intactes et immobiles, pour qu'elle puisse extraire leur caractère commun (nier donc leur singularités) et les introduire au sein d'un concept. 1 Friedrich Nietzsche, La Naissance de la tragédie, Librairie Générale Française, 2013, p.266 2 Friedrich Nietzsche, Vérité et mensonge au sens extra-moral, Aubier-Flammarion, 1969, en ligne, http://www.ac- grenoble.fr/PhiloSophie/file/essai.pdf, p.3 « L'analyse est l'opération, qui ramène l'objet à des éléments déjà connus, c'est-à-dire commun à cet objet et à d'autres. Analyser consiste donc à exprimer une chose en fonction de ce qui n'est pas elle. Toute analyse est ainsi une traduction, un développement en symboles, une représentation prise de points de vue successifs d'où l'on note autant de contacts entre l'objet nouveau, qu'on étudie, et d'autres que l'on croit déjà connaître. Dans son désir éternellement inassouvi d'embrasser l'objet autour duquel elle est condamnée à tourner, l'analyse multiplie sans fin les points de vue pour compléter la représentation toujours incomplète, varie sans relâche les symboles pour parfaire la traduction toujours imparfaite. Elle se continue donc uploads/Philosophie/ la-musique-et-letre-chez-nietzsche-et-be 1 .pdf

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