Adrien Barrot L'enseignement mis à mort Texte intégral Je dédie ce livre à ceux
Adrien Barrot L'enseignement mis à mort Texte intégral Je dédie ce livre à ceux qui l'ont porté de bout en bout. Pour Diane, Jean-Pierre et Béatrice. Tous les hommes ont, par nature , le désir de connaître Aristote, Métaphysique, A. 980a En écrivant ces quelques lignes dans l’urgence et tenaillé par une profonde inquiétude, je me rends compte que je nourris pour elles une ambition un peu folle. Je souhaite que ce texte très court puisse atteindre les lecteurs, tous les lecteurs, en quelque sorte à bout portant, et qu'il soit en même temps assez substantiel pour donner matière à une véritable réflexion, dont il ne peut être davantage qu’une esquisse. Je voudrais communiquer à ces lignes assez de force pour provoquer un réveil de notre conscience politique, et alimenter une interrogation dont je ne vois pas qu'elle puisse ni qu'elle doive s'achever. J'écris parce qu'il m'est impossible de ne pas le faire. Si je ne m’adresse pas exclusivement à mes collègues, c’est comme un des leurs que j'élève aujourd’hui la voix. Ce qu'il en adviendra, je l'ignore bien sûr. Rien, peut-être. Mais il y a une chose dont j'ai la certitude. Je le dis sans détour, même si cela doit sembler extravagant : un parmi tant d’autres professeurs, je sais qu’une immense majorité d'entre eux se reconnaîtra fondamentalement dans ce que j'écris, et c'est la raison pour laquelle je ne peux pas imaginer que cela restera lettre morte. Je préfère avouer tout de suite que je suis non seulement professeur de philosophie en classe de terminale dans l’enseignement secondaire, mais aussi ancien élève de l'Ecole normale supérieure et agrégé de philosophie. Sans doute se trouvera-t-il des hommes éclairés pour y voir matière à destitution. Je suis très loin de considérer ces titres comme une garantie d’infaillibilité. Le fait est simplement que j'enseigne et que j'ai eu la chance de pouvoir mener à bien des études fort difficiles pour cela. Cela ne fait pas de moi un oracle, mais je ne vois pas pourquoi il faudrait estimer que cette expérience disqualifie a priori ce qu'il m'a été donné de penser de l'enseignement. Au reste, on ne trouvera pas trace ici d'une volonté de retour en arrière, à l'école républicaine de Jules Ferry par exemple. Mon propos est en un sens beaucoup plus simple : je dis qu'il faut qu'une école existe, qu'il s'agit d'une nécessité humaine, que l'imposture a pris des proportions désormais intolérables et, à bien réfléchir, terrifiantes. Si rien ne devait se produire, s'il ne devait se produire et s'instituer que l'enseignement du néant, j’aurais alors au moins la satisfaction d'avoir tenté d’articuler les derniers mots du condamné avant le coup de grâce. | On n’a pas idée de ce que peut être aujourd'hui la sidérante solitude des professeurs. Cette solitude n'a rien à voir avec celle qu’il appartient à l’institution de leur ménager et de leur garantir dans la pratique même de leur enseignement, afin d'en soutenir l'indépendance. Non, il s'agit là d'une chose d’un tout autre ordre, d’un abandon dont les professeurs eux-mêmes n’osent pas sonder les abîmes. Qu’il y ait quelque chose de tragique, ou pire encore, dans cet isolement, les conditions mêmes dans lesquelles la mise à l’écart de Claude Allègre a eu lieu peuvent nous en donner un aperçu. En remplaçant Claude Allègre par Jack Lang, je crains que notre Premier ministre n'ait que très partiellement livré le sens de cette substitution. Car nous avons assisté, de fait, à une troublante répartition des tâches. À l’hôtel Matignon, l’ouverture, l’écoute et la compréhension : « C’était un regrettable malentendu, une simple querelle de méthode, de style, de personne. Voyez comme nous vous avons entendus. " Dans les journaux, sur les radios, à la télévision, c’était un autre son de cloche : chacun de déplorer et de dénoncer, avec des accents vengeurs, l’inacceptable immobilisme corporatiste des professeurs, accusés de creuser la tombe de l'Éducation nationale. Dans ce concert, c'est tout juste si l’on trouvait encore un mot, une fugace et réticente inflexion, pour regretter les « maladresses » que l’ancien ministre avait pu commettre, au service toutefois d’une juste cause dont il était présenté comme le dernier martyr : celle de la réforme. Nous devons par conséquent nous attendre à ce qu’un fossoyeur infatigable et zélé de l’enseignement soit demain canonisé pour avoir tenté de le sauver contre les professeurs. Au « je vous ai compris » du gouvernement répondait ainsi, en complément, le « on vous aura prévenus » des médias de toutes formes et de toutes obédiences. Voici donc, dans son intégralité, le message que notre pays, par la voix de ses autorités les plus puissantes, adresse en définitive aux professeurs : vous avez obtenu le départ de Claude Allègre, qui a pu commettre quelques erreurs de communication, cela doit vous suffire. Désormais, vous êtes tout seuls. Absolument seuls. Plus personne ne comprendra que vous vous acharniez à ne pas mourir. Vous mourrez donc tranquillement, avec résignation, avec le sourire et les soins palliatifs que vos syndicats nous réclament et que nous vous dispenserons, vous mourrez en musique, mais vous mourrez. En fait, vous êtes déjà morts : place aux jeunes. On le voit bien à présent : rien n’aura été plus fatal aux professeurs que la personnalisation du conflit dans laquelle ils se sont laissé enfermer. Pouvaient-ils échapper à ce piège ? Je ne le sais pas, mais il est clair aujourd’hui que les aspects les plus ubuesques du comportement de Claude Allègre ont été, et demeurent, après son départ, l’atout le plus paradoxal de la politique qu’il avait reçu pour mission de promouvoir, et dont le flambeau est passé aux mains de son successeur. Comment en sommes-nous arrivés là ? Rappelons pour commencer que lorsque Claude Allègre a pris possession de la rue de Grenelle, les professeurs étaient déjà profondément abattus par la crise de l’enseignement dont ils subissent les effets depuis des années. Ils ont d'abord été brusquement paralysés, non seulement par la violence et par la déloyauté des attaques répétées dont ils étaient l’objet, émanant de leur ministre, mais aussi par l'indignation et par la rage qui les a submergés. Ce fut précisément, si je puis dire, la goutte d’eau qui empêcha dans un premier temps le vase de déborder. Habileté politique, ou effet secondaire et imprévu d'un tempérament impulsif, peu importe : le résultat, c’est que la réaction des professeurs s’est focalisée sur la personne du ministre et non sur les idées qu'il incarnait. C'était une situation absolument suffocante. Voilà pourquoi, en partie du moins, ils ont eu tant de peine à manifester autre chose qu'un rejet viscéral, symptôme du « malaise enseignant », de la « grogne » dont parlaient élégamment les journaux, en général d’ailleurs pour leur faire dire n’importe quoi. Mais ce n’est malheureusement pas la seule explication de cette période d’inertie convulsive. Au moment même où ils étaient ainsi tétanisés, les professeurs faisaient l’amère expérience de la défaillance complète de leurs syndicats. Eux seuls avaient les moyens matériels de mobilisation nécessaires. Eux seuls étaient susceptibles d’organiser, d’encadrer et de conduire une mobilisation d'ampleur nationale. Or, en dépit de la déferlante d'occasions qui s’offraient à eux, ils ont incroyablement tardé à le faire. Précisons qu’on ne peut expliquer leur paralysie initiale par les raisons que j’invoquais il y a un instant au sujet des professeurs. Car les syndicats disposent en tant que tels du recul qui aurait dû leur permettre d’articuler politiquement et en raison la colère dont les professeurs étaient captifs. C'est dire combien les imprécations de tout bord contre la puissance corporatiste du syndicalisme enseignant, en la circonstance, portaient à faux puisque loin de réagir avec la détermination et la lucidité requises, les syndicats ont plutôt fait preuve d’une singulière complaisance. Je parle des syndicats, mais c'est évidemment au SNES que l’on doit en l’occurrence imputer la responsabilité la plus lourde, parce qu’il demeure le syndicat le plus puissant dans l'enseignement secondaire. Il serait d’autre part, et à l’inverse, tout aussi erroné d’accorder aux syndicats en général et au SNES en particulier les circonstances atténuantes, en arguant de leur affaiblissement. On verserait alors des larmes sur le désengagement, la désaffection syndicale des professeurs. Mais si le syndicalisme enseignant s'est bel et bien affaibli, si le SNES en particulier a perdu du terrain, c’est d’abord parce que le syndicalisme enseignant s’est discrédité auprès des professeurs. Et cela pour une raison très simple, que les récents atermoiements syndicaux ont étalée au grand jour : dans ses composantes majoritaires, le syndicalisme enseignant s’est révélé toujours plus incapable d’envisager l'enseignement, et la crise de l'enseignement, autrement que sous les espèces d’une simple question de moyens, et de soutenir les professeurs pour défendre autre chose que leurs intérêts catégoriels au sens le plus restrictif du terme. Cependant, pour évidente que soit l’impéritie de nos syndicats, il ne faudrait pas en déduire que la question des moyens à mettre en oeuvre dans l’Education nationale ne se pose pas, et je voudrais moins encore laisser entendre que les professeurs n’ont uploads/Philosophie/ l-x27-enseignement-mis-a-mort.pdf
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- Publié le Mai 08, 2022
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