1. Quel Brentano ? 1Traiter de manière adéquate le triangle Brentano-Aristote-
1. Quel Brentano ? 1Traiter de manière adéquate le triangle Brentano-Aristote- Heidegger signifie d’abord éviter tout anachronisme. D’où la question préalable : quel est le rapport de Brentano à l’aristotélisme ? Autrement dit, et plus précisément : peut-on qualifier sa pensée d’aristotélicienne ? Et en quelle mesure ? 1 Psychologie vom empirischen Standpunkt (Leipzig, Duncker & Humblot, 1874) ; Hamburg, Meiner, 1973 [ (...) 2En effet, l’œuvre de Brentano est caractérisée par deux centres de gravité, par deux intérêts philosophiques différents, qui ont donné lieu a une influence bifurquée de sa pensée. D’une part, il y a l’intérêt pour la psychologie. Comme on sait, Brentano la conçoit en termes de psychologie descriptive – ou psychologie phénoménologique, distinguée de la psychologie génétique – et il ne lui assigne plus la tâche traditionnelle d’une spéculation sur l’âme pensée comme substance simple et immortelle, mais celle d’examiner à l’aide de critères scientifiques uniquement les phénomènes psychiques. Il parle – utilisant une expression paradoxale tirée de l’Histoire du matérialisme (Geschichte des Materialismus) d’Albert Lange – d’une « psychologie sans âme », et dans sa Psychologie du point de vue empirique, il essaie de la fonder comme discipline scientifique1. 3D’autre part, Brentano cultive un autre intérêt qui ressort de son appartenance déclarée à la tradition aristotélico-scolastique : l’intérêt pour la métaphysique et ses grandes questions traditionnelles. Grâce à une connaissance excellente du corpus Aristotelicum, qu’il avait étudié à fond et traité dans une série de travaux, il développe une doctrine de l’être et des catégories tout à fait originales. 2 « Mein Brentano ist der des Aristoteles ! », Cf. Martin Heidegger, Seminare, Gesamtausgabe, vol. 15 (...) 4Sur ce double esprit qui vivifie la recherche philosophique de Brentano il y a un témoignage important, celui de Heidegger. Au début de sa formation philosophique Heidegger eut l’occasion de s’occuper de l’œuvre brentanienne, tant de son côté aristotélicien que de sa psychologie descriptive, et dans ses confessions autobiographiques il est revenu plusieurs fois sur ce point. Notamment à l’occasion d’un séminaire sur les Recherches logiques de Husserl, qui eut lieu en 1973 à Zähringen, chez lui, Heidegger raconta aux participants qu’il avait commencé son chemin philosophique avec le même philosophe quel Husserl, à savoir Brentano. Mais à la différence de Husserl, qui était parti de la Psychologie du point de vue empirique, lui-même il avait commencé à s’intéresser à la philosophie par la lecture de la dissertation Von der mannigfachen Bedeutung des Seienden nach Aristoteles [De la signification multiple de l’étant selon Aristote]. À ce propos Heidegger observa avec un sourire malicieux : « Mon Brentano, c’est celui d’Aristote ! »2. 3 Cf. Roderick M. Chisholm, Brentano and Meinong Studies, Amsterdam, Rodopi, 1982, p. 3-16. 4 Voir Barry Smith, The Legacy of Franz Brentano, Chicago et Lassalle, Open Court, 1994 ; Jocelyn Ben (...) 5Or, jusqu’à il y a quelque temps, on avait reconnu les mérites de Brentano plutôt dans le domaine de la psychologie, notamment de la « perceptologie », que dans celui de l’ontologie. Mais depuis quelques années un courant philosophique d’orientation analytique a valorisé la doctrines des catégories et l’ontologie de Brentano. Le premier à le faire a été Roderick Chisholm3, suivi par Rudolf Haller qui a situé sa redécouverte du Brentano dans le contexte d’une reconstruction des origines de la philosophie autrichienne, enfin ceux qu’on a appelés les trois « philosophes de Manchester » : Kevin Mulligan, Peter Simons et Barry Smith. Ils soulignent la valeur méthodologique de l’exigence brentanienne d’atteindre en philosophie la même rigueur que les sciences naturelles, de contrôler le langage philosophique afin d’éviter l’emploi des pseudo-concepts, enfin la tentative d’élaborer une ontologie « réiste » – selon la définition de Tadeuzs Kotarbinski (un élève de Kasimir Twardowski, à son tour élève de Brentano) – se basant sur un « détournement du non-réel » (Abkehr vom Nichtrealen) d’après lequel seulement les choses (res) individuelles, dans leur présence temporelle ponctuelle, peuvent être dites réelles, et au contraire tout étant qui n’a pas ce caractère (tels que les entia rationis, les choses passées ou futures) est exclu du domaine de la réalité4. Leur tendance est de décrocher la pensée de Brentano soit de la phénoménologie husserlienne, qui aurait développé l’analyse brentanienne des phénomènes psychiques dans une direction non-scientifique, prétendant entrer dans la vie de la conscience et dans ses contenus noético-noématiques selon une démarche transcendantale. Ce nouveau brentanisme analytique voudrait également séparer l’ontologie brentanienne de toute compromission avec la théologie, la distinguant par là également de la métaphysique aristotélicienne. 5 Voir la monographie fondamentale de Mauro Antonelli, Alle radici del movimento fenomenologico. Psic (...) 6Tout en reconnaissant le caractère stimulant de cette démarche, du point de vue historico-philosophique, il me semble qu’elle ne rend pas justice à la pensée de Brentano dans son intégrité, dans son appartenance déclarée à la tradition aristotélico-thomiste et sa place historique à l’origine du mouvement phénoménologique. Certes, la pensée de Brentano ne se laisse réduire ni à cette tradition ni à cette situation, mais il ne fait aucun doute que deux âmes vivent en elle : celle du fondateur de la psychologie phénoménologique et celle du métaphysicien à l’ontologie d’inspiration aristotélicienne5. 6 Franz Brentano, « Die Habilitationsthesen » (1866), in Id., Über die Zukunft der Philosophie, mit A (...) 7 Ce terme se trouve chez Oswald Külpe, mais également chez Theodor Gustav Fechner, Hermann Lotze et (...) 8 « Brentanos waren uns zu sehen nach Vulpera gekommen und ebenso sein Wiener Bruder, mit dem ich phi (...) 7À ce propos il faut dire un mot sur la déclaration programmatique bien connue de Brentano dans sa quatrième thèse pour l’habilitation à l’enseignement universitaire. Il y déclare que la véritable méthode de la philosophie ne peut être que celle des sciences naturelles : vera philosophiae methodus nulla alia nisi scientiae naturalis est6. Cette thèse va apparemment dans la direction d’une philosophie anti-métaphysique conçue comme ancilla scientiae. En réalité, à bien y regarder, elle n’est en rien une déclaration contre la métaphysique en faveur de l’empirisme et du positivisme. Sa cible polémique ce sont plutôt les constructions spéculatives de l’idéalisme, contre lesquelles Brentano exprime effectivement l’exigence que la philosophie procède dans son domaine de la même rigueur que les sciences naturelles, et donc qu’elle évite dans le traitement de son objet toute considération étrangère et hétérogène à celui-ci. En ce sens, même la métaphysique doit procéder selon l’idéal d’une méthode scientifique rigoureuse. Comme Oskar Kraus le raconte, à l’occasion de la discussion orale de sa thèse Brentano essaya de montrer comment même la philosophie première d’Aristote se sert de la méthode des sciences naturelles et comment même la métaphysique doit devenir ce qu’on appela à l’époque, par un intéressant néologisme, une « métaphysique inductive »7. De plus : Brentano se proposait de conclure sa Psychologie avec un dernier livre où il aurait voulu démontrer l’immortalité de l’âme. En ce sens il faut rappeler l’avis de Dilthey qui dans une lettre à son ami le comte Paul Yorck von Wartenburg de l’automne 1882 lui raconte d’une visite de la famille Brentano, se souvenant de Franz comme d’un métaphysicien scolastique : « Les Brentano étaient venus nous voir à Vulpera, y compris son frère de Vienne avec lequel j’ai philosophé. Il est resté un métaphysicien médiéval »8. 9 Je renvois sur ce point à ce que j’ai écrit dans « Il problema della coscienza del tempo in Brentan (...) 8Quant aux motifs qui lient la pensée de Brentano à la phénoménologie, il faut dire d’une part qu’il prit ses distances de Husserl, notamment en ce qui concerne la question du temps, à propos de laquelle Brentano disait que son élève avait endossé les vêtements que lui-même avait cessé de porter9. Mais, de l’autre côté, sa distinction entre les phénomènes psychiques et les phénomènes physiques – qu’il introduit à l’aide du critère de l’intentionnalité fondant par là contre les tendances de la psychophysiologie de son époque la possibilité d’une psychologie philosophique (dite aussi descriptive ou phénoménologique) – le situe au début de l’histoire du mouvement phénoménologique. 9Dans les considérations suivantes j’essaierai d’esquisser un aperçu de la compréhension brentanienne de l’être et de sa doctrine des catégories. Une tâche qui est compliquée par le fait que Brentano emprunte sa démarche à Aristote, mais développe, sollicité par son intérêt spéculatif, une ontologie tout à fait originale, qui se réclame d’Aristote mais qui finalement – comme je voudrais montrer – s’en écarte considérablement. 2. L’aristotélisme berlinois, le nouvel esprit scientifique et la psychologie 10 Cf. Stefano Poggi, I sistemi dell’esperienza. Psicologia, logica e teoria della scienza da Kant a W (...) 10Pour comprendre la doctrine brentanienne des catégories il faut d’abord la situer dans son contexte historico-philosophique, évoquant que l’atmosphère générale de l’époque était marquée par l’exigence de redonner à la philosophie un caractère scientifique et que ce renouveau fut mis en oeuvre suivant le paradigme scientifique offert par la psychologie, qui allait conquérir, dans l’Allemagne de la seconde moitié du XIX e siècle, la position uploads/Philosophie/ article 3 .pdf
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- Publié le Mar 25, 2021
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