Vertus, communautés et politique: la philosophie morale d’Alasdair MacIntyre In

Vertus, communautés et politique: la philosophie morale d’Alasdair MacIntyre Introduction Parmi les philosophes moralistes contemporains partisans d’un renouvellement de l’éthique de la vertu, Alasdair MacIntyre occupe une place à part. Né en 1929, cet Écossais originaire de Glasgow, ancien fellow (enseignant) d’un collège oxfordien, réclame depuis plus de quarante ans1 une conception élargie de la vie éthique intégrant une compréhension affinée de l’histoire et de l’agir humains comme éléments constitutifs d’une philosophie morale cohérente. Tour à tour ordinand (séminariste) de l’Église d’Écosse, théologien, philosophe et sociologue, Alasdair MacIn- tyre a commencé par une tentative précoce pour réconcilier le marxisme avec le christianisme2: de tempérament sceptique, il demeure néanmoins longtemps convaincu que le rejet sans nuance de l’un ou de l’autre de ces systèmes entraînerait la perte «de vérités inaccessibles par d’autres moyens»3. Il évolue d’abord vers des dispositions hostiles à l’égard de toute orthodoxie (qu’elle soit substantielle ou, comme la philosophie analytique, méthodologique) puis, à partir de la parution de After Virtue en 1. Les principaux livres de MacIntyre, qui seront désignés ci-après par des sigles, sont, par ordre de parution: Marxism and Christianity (MC), Londres, Duckworth, 1968 (11953); A Short History of Ethics (SHE), Londres, Rout- ledge, 1966; Against the Self-Images of the Age (ASI), Londres, Duckworth, 1971; After Virtue (AV), Londres, Duckworth, 1981 (tr. fr.: Après la vertu, par L. BURY, coll. Léviathan, Paris, PUF, 1997: toutes les références ci-après ren- voient à la version traduite); Whose Justice? Which Rationality?, Londres, Duckworth, 1988 (tr. fr.: Quelle justice? Quelle rationalité? [QJQR], par M. VIGNAUX D’HOLLANDE, coll. Léviathan, Paris, PUF, 1993); Three Rival Versions of Moral Enquiry (TRV), Londres, Duckworth, 1990; Dependent Rational Animals (DRA), La Salle, Ill., Open Court, 1999. Kelvin Knight a récemment édité un utile recueil des écrits de MacIntyre couvrant la période de 1958 à 1997: The MacIntyre Reader (MR), éd. K. KNIGHT, Cambridge, Polity Press, 1998. 2. Cf. surtout MC, passim, ainsi que «Notes from the Moral Wilderness», dans MR, p. 31-49. 3. MC, p. vii. NRT 123 (2001) 62-87 R. SHARKEY 1981, vers un cheminement qui le conduira à terme au catholi- cisme thomiste. Non seulement la publication de cet ouvrage marque un tournant dans la pensée de son auteur, mais on peut dire sans exagération qu’il a marqué en même temps un tournant dans la philosophie morale et dans la pensée politique anglo- phones: la première avait en effet été dominée pendant plusieurs décennies par un formalisme métaéthique qui a eu pour consé- quence d’isoler la réflexion morale de tout engagement, de toute implication dans le monde; tandis que la seconde s’épuisait dans des querelles intestines entre les diverses variantes du libéralisme. La parution dans les années 70 de grandes synthèses éthico-poli- tiques libérales, tels les travaux de John Rawls4 et de Robert Nozick5, fut l’occasion de reconnaître à quel point ces deux ten- dances se renforçaient mutuellement. En revanche, la réaction critique qu’elles ont suscitée, et dont une partie va sous le nom de «communautarisme» — un courant de pensée auquel MacIn- tyre (malgré les réserves qu’il ne cesse d’exprimer à propos de ce terme) a largement contribué —, est révélatrice au contraire de certaines difficultés liées aux rapports entre politique et morale dans la pensée moderne. Les travaux de MacIntyre ont incontes- tablement contribué à une prise de conscience de l’ampleur et de la profondeur de ces difficultés, même si, comme nous l’indique- rons plus loin, ils suscitent à leur tour des interrogations que relèvent les réactions critiques (nombreuses et souvent très éclai- rantes6) dont ils font l’objet. VERTUS, COMMUNAUTÉS ET POLITIQUE 63 4. RAWLS J., A Theory of Justice, Massachusetts, Harvard UP, 1971; tr. fr. Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1987. 5. NOZICK R., Anarchy, State and Utopia, Oxford, Blackwell, 1974; tr. fr. Anarchie, État et Utopie, Paris, PUF, 1988. 6. Nous renvoyons ici en particulier au recueil After MacIntyre, éd. J. HOR- TON et S. MENDUS, Cambridge, Polity Press, 1994, qui contient une éclairante «Partial Response to my Critics» de la part de MacIntyre lui-même, mais aussi à la volumineuse littérature consacrée depuis deux décennies à la «querelle com- munautarienne»: le lecteur francophone consultera en particulier Libéraux et communautariens, éd. A. BERTEN, Paris, PUF, 1997; MESURE S. et RENAUT A., Alter Ego: les paradoxes de l’identité démocratique, Paris, Aubier, 1999, et, dans un autre registre, ESPOSITO R., Communitas, Paris, PUF, 2000. Deux essais qui couvrent à peu près le même terrain que le présent, le premier à partir d’une perspective hostile envers MacIntyre, le deuxième globalement plus favorable, sont: RENAUT A. et SOSOË L., «A. MacIntyre: la vertu contre le droit», dans Philosophie du droit, Paris, PUF, 1990 et VAN GERWEN J., «Au-delà de la critique communautarienne du libéralisme? D’Alasdair MacIntyre à Stanley Hauerwas», dans Rev. Phil. de Louvain 89 (1989) 129-143. I. – Antécédents La réputation actuelle de MacIntyre repose à peu près exclusi- vement sur ses écrits postérieurs à 1981. Cependant, pour en arri- ver à une pleine compréhension de ceux-ci, il est nécessaire de tenir compte de certains textes qui remontent en amont de cette date. Cette prise en considération ne modifiera pas substantielle- ment notre appréciation de son œuvre (vis-à-vis du libéralisme, par exemple, MacIntyre est resté fidèle à une hostilité critique esquissée pour la première fois dans les années ‘50), mais elle nous permettra de comprendre plus adéquatement le sens de son argumentation et les aspirations qui la sous-tendent. Il faut comprendre les écrits précoces de MacIntyre dans le contexte de sa tentative pour réconcilier deux paires de perspec- tives philosophiques opposées: l’une d’entre elles donne son titre à son premier livre, Marxism and Christianity, rédigé lorsque son auteur n’avait que vingt-trois ans. Pour MacIntyre, aussi bien le marxisme que le christianisme sont, selon le terme qu’il emploie, des idéologies, une idéologie ayant les caractéristiques suivantes: elle constitue une représentation du monde naturel et/ou social, une Weltanschauung, cette représentation n’est pas seulement une «chose» que les hommes croient, l’objet en quelque sorte de leur foi, mais une dimension constitutive de leur identité, de ce qu’ils sont; elle relie cette représentation de ce que le monde est et de ce que les hommes sont avec ce qui devrait être et la manière dont les hommes devraient agir. En ce sens, non seulement le marxisme et le christianisme sont des idéologies, mais le libéralisme, en prétendant avoir dépassé l’idéologie par la séparation entre faits et valeurs, serait l’idéologie par excellence. Troisièmement, une idéologie représente non seulement l’expres- sion des croyances des individus ou des groupes, mais s’incarne nécessairement dans des structures institutionnelles, le Parti dans le cas du marxisme, l’Église dans le cas du christianisme, l’État et la structuration de la société civile en ce qui concerne le libéra- lisme. MacIntyre explique le succès du marxisme par la perte progres- sive de la pertinence de la doctrine chrétienne dans un monde sécularisé. Car le marxisme a dans une grande mesure remplacé le christianisme en assumant les fonctions d’auto-compréhension et de critique morale jadis remplies par l’Église: «une perspective religieuse étant dans une grande mesure absente des sociétés industrielles modernes, les membres de ces sociétés ont été privés, du même coup, d’un cadre alternatif de croyances (alternative 64 R. SHARKEY framework of beliefs) qui leur aurait permis de critiquer, et par là de transformer, la société»7. Il serait pourtant vain d’espérer de la théologie libérale contemporaine, dont «rien n’est plus étonnant que de noter combien (elle) est préoccupée par la tâche de refaire à nouveau frais le travail de Feuerbach»8, une réponse adéquate à la crise philosophique que provoque la sécularisation. Au lieu de réagir vigoureusement par l’affirmation et la défense des ressources cri- tiques que possède le christianisme, les Églises se conforment à l’idéologie ambiante, celle des «valeurs libérales et les réalités autoritaires (illiberal) de l’ordre établi»9, ou bien se replient sur elles-mêmes. Les hommes d’aujourd’hui, dit MacIntyre (écrivant en 1953), «ne sont ni athées ni humanistes dans le sens d’un engagement; ils ont tout simplement cessé de croire à quoi que ce soit»10. Dans ce contexte, seul le marxisme «peut prétendre à une portée (scope) semblable à celle de la religion traditionnelle, offrant une interprétation de l’existence humaine au travers de laquelle les hommes peuvent se situer dans le monde et diriger leurs actions à des fins qui transcendent leur situation immé- diate»11. La deuxième polarité qui a servi à former la perspective philo- sophique de MacIntyre vient de sa tentative de naviguer entre ce qu’a de meilleur la philosophie analytique d’une part et de l’autre une philosophie néo-hégélienne de l’histoire. Le mérite principal de la philosophie analytique, du moins en ses meilleures ins- tances, est pour MacIntyre12 d’avoir insisté sur un lien nécessaire entre la recherche de la vérité et une certaine précision et rigueur terminologiques, une connexion qui n’a pas toujours été recon- nue par ceux dont la violence des convictions idéologiques sem- blait rendre superflu ce travail patient et minutieux d’analyse de ce que signifie notre langage (moral) ordinaire. Sa pauvreté, en revanche, est d’avoir supposé que la minutie de l’analyse uploads/Philosophie/ la-philosophie-morale-d-x27-alasdair-macintyre-pdf.pdf

  • 21
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager