80 wolfe biopolitique  Charles Wolfe « La catégorie d’« organisme » dans la ph

80 wolfe biopolitique  Charles Wolfe « La catégorie d’« organisme » dans la philosophie de la biologie Retour sur les dangers du réductionnisme » « But it’s a norganism, my dear young fellow, a norganism ! » (J.S. Haldane)1 I « Organisme », ce n’est pas beau comme un nom d’oiseau – comme on a pu le dire à propos du mot « philosophie » – , mais le mot ne sonne-t-il pas curieusement à nos oreilles ? Qui sait ce qu’il désigne ? Un état particulier de la matière ou n’importe quel être vivant choisi pour être un objet d’expérimentation scientifique (ainsi la drosophile ou le ver C. elegans, et plus récemment la souris, la limace de mer ou le calamar pour son système nerveux fort simple, sont couramment désignés comme des « organismes modè- les » 2) ? On s’accorde, mais difficilement, pour situer l’apparition du mot au tournant des xviie-xviiie siècles, notamment dans le débat entre Leibniz3 et le médecin-chimiste Georg-Ernest Stahl, chef de file en physiologie des « animistes » – ceux qui expliquent et même réduisent les mouvements vitaux par l’âme – et auteur d’un traité sur la Différence entre le mécanisme et l’organisme (1708). Le terme n’est pas dans l’Encyclopédie, qui n’em- ploie que ceux d’« organe » et d’« organique », plus anciens (ils remontent certainement au xive siècle, à en croire la phrase de H. de Mondeville, citée dans le Littré : « Les ners qui sont organiques de l’oïe, nessent du cervel. » 4) ; le terme technique essentiel dans la pensée des Lumières et donc dans l’Encyclopédie est plutôt celui d’« organisation », défini ainsi : « arrangement des parties qui constituent les corps animés » 5. Au-delà 81 la catégorie d’organisme biopolitique de ces questions terminologiques, remarquons que la notion se situe au carrefour de la réflexion philosophique sur le vivant – chez des philosophes de l’âge classique tels que Leibniz ou plus tard Kant (qui parle seulement d’« organisiertes Wesen » ou « être organisé » dans la Critique de la faculté de juger ; ce n’est que dans l’Opus postumum qu’il emploie explicitement le terme d’« organisme »), ou enfin des penseurs d’inspiration phénoménologique comme le neuropsychiatre Kurt Goldstein ou le philosophe Hans Jonas, ainsi que, de l’autre côté du Rhin, des penseurs tels que Bergson, Merleau-Ponty, Ruyer et Simondon – et de la réflexion proprement biologique, où elle occupe d’abord un statut privilégié, puisqu’elle proclame par son nom l’existence d’un niveau de la ma- tière qui échapperait aux instruments d’analyse de la philosophie mécanique. Ce statut disparaîtra petit à petit au profit d’une « molécularisation » progressive du domaine biologique ; ainsi la revue très sérieuse American Zoologist s’est demandée en 1989 : « Les organismes existent-ils ? » (« Do organisms exist ? »), et parle de cette catégorie comme du « phénix de la biologie » 6. Comme l’a dit l’épistémologue David Hull, « de nos jours, les scientifiques comme les philosophes tiennent la réduction ontologique pour acquise : les organismes ne sont « rien d’autre » que des atomes, point final » 7. Le son inquiétant de ce « rien d’autre » explique la vocation quasi-spirituelle de certains bio-philosophes tels que Raymond Ruyer, comme on le verra plus loin. En soi, l’historique d’une telle notion, pluriforme et contradictoire, idéologiquement surchargée (sans même parler du « transfert de vocabulaire » du scientifique vers le politique : la « colonie de cellules » de Driesch ou la « république de réflexes » de son élève von Uexküll et évidemment l’organicité trompeuse de la Gemeinschaft8 vaudrait la peine qu’on s’y attarde. Mais je viserai ici un but légèrement différent : situer effectivement les déplacements de sens entre philosophie et « biologie », autour de cette catégorie centrale ; restituer les aller- retour entre réduction mécaniste et hypertrophie idéaliste de la notion d’organisme, sans oublier sa réappropriation par la tradition phénoménologique ; évaluer dans le hic et nunc la pertinence d’une telle notion, à une époque où, comme le dit Dominique Lecourt, « la conjonction d’un certain matérialisme bio-chimique et d’un certain for- malisme mathématique tendent à nier [...] l’originalité du vivant9. » II Évaluer la valeur ou la légitimité de la notion d’organisme, est-ce une démarche intel- ligente ou même possible ? Oui, pour autant que cette notion exprime la polarisation maintes fois reconduite entre deux visions du vivant, donc deux visions de l’humain – disons, de la place de l’humain dans l’univers naturel – et, enfin, deux attitudes idéo- logiques par rapport à la science. Ainsi le défenseur d’une certaine notion forte d’orga- nisme, ne se contentant pas d’un diktat du type « la science ne pense pas » (Heidegger), essaiera-t-il de déplacer le conflit sur le terrain même de la science, prônant une « science de l’organisme », une « science holiste », un « paradigme nouveau » qui dépassera ou réfutera celui, dangereusement réductionniste, mis en place par la Révolution scientifi- que, et progressivement renforcé depuis, de la mécanisation du système circulatoire avec Harvey et Descartes, au xviie siècle, à la synthèse de l’urée (donc la production artifi- cielle d’une substance essentiellement organique à partir de composantes inorganiques) par Wöhler, au xixe siècle. Face à cette mécanisation et molécularisation progressive, un scientifique éminent comme le physicien Niels Bohr pourra dire que « si l’on veut pous- ser l’observation d’un organisme aussi loin que possible au point de vue de la théorie atomique, il faudra pratiquer sur lui une intervention qui le tue » 10 : entendons qu’une certaine science de la mesure a manqué de « finesse » ou de « douceur » ; une vision trop « quantitative » manquera cet aspect magique du « qualitatif », elle n’aura pas ce que l’épistémologue Evelyn Fox Keller nomme, dans le titre de son ouvrage sur la biologiste Barbara McClintock et son attitude « féminine », « intuitive » et « patiente » envers la nature, « A Feeling for the Organism » 11. Le problème, qu’on accepte ou non le verdict de la « modélisation » selon lequel l’organisme en soi n’existe pas, c’est que cette riposte, 82 wolfe biopolitique cette défense a quelque chose de profondément « évaluatif » : c’est au nom d’une cer- taine idée de la valeur qu’on défend le vivant, il suffit de penser au sens de l’expression « pro-life » aux États-Unis (être pour la vie, c’est être anti-avortement). Il s’agira donc ici d’évaluer cette valeur pour se demander si une certaine attitude politique faite de méfiance envers la « techno-science » ou l’intelligence artificielle12, mais encore envers le darwinisme en général et le réductionnisme génétique en particulier, sans parler de « démons » passagers comme la sociobiologie, a bien mesuré ce qu’elle est en train de défendre quand elle défend le vivant. Si notre évaluation nous conduit à maintenir la notion d’organisme, il faudra que celle-ci soit compatible avec ces trois énoncés : ni l’être humain, ni le ver de terre n’est un « empire dans un empire », y compris au sens où son « intériorité », sa « subjectivité » ou encore son « intentionnalité » viendraient in ex- tremis l’extraire d’une causalité froide et inhumaine ; si l’idée de réduire un phénomène à ses « causes » ou « composantes » présente un quelconque danger, il faudra montrer pourquoi au lieu d’employer le terme de réductionnisme comme si les jugements étaient déjà faits ; dans un univers entièrement physique, composé d’éléments physiques, de leurs interactions et des effets produits par ces interactions – dans un univers, donc, où « l’organique est l’ouvrage le plus ordinaire de la Nature »13, où on le trouve à chaque coin de rue – si « organisme » il y a, ça ne sera plus au sens d’une entité existant au-delà du physique, comme une force vitale existant hors de la causalité, ni au sens d’une entité possédant une « signature » particulière qui la distinguerait de cet univers bêtement physique et brutalement causal, comme la soi-disant « loi organismique » découverte et soutenue par le physicien Walter Elsasser dans les années 1960, qui fit l’objet d’une réfutation sèche de Jacques Monod dans Le hasard et la nécessité14. Au contraire, nous donnerons à cette notion un sens purement instrumental ou relationnel. En effet, quand la biologie explique un phénomène, que fait-elle ? Elle cherche à identifier les causes d’un phénomène, et elle cherche à subsumer ces phénomènes sous des lois. Dans un univers qui est censé être exhaustivement gouverné par les lois de la physique, la « réduction » est alors associée à la possibilité de réduire les lois décrites par la biologie aux lois de la physique et de la chimie. Le biologiste peut continuer à parler d’« organisme » ou de « gène », mais ceux-ci sont des termes de convention, à valeur purement instrumentale. Au sens fort, ils appartiennent à une ontologie déjà périmée. La question pour le phi- losophe de la biologie sera uploads/Philosophie/ wolfe-la-categorie-d-organisme-dans-la-philosophie.pdf

  • 40
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager