La pratique de la moralité. Le lien entre théorie et pratique dans la philosoph
La pratique de la moralité. Le lien entre théorie et pratique dans la philosophie pratique kantienne Heiner F. Klemme Traduction de Daniel Baric et Christian Helmreich Introduction 1 Dans la mesure du possible, nous citons les textes kantiens d’après l’édition de l’Académie (Akade (...) 2 Ce reproche fut déjà émis en mai 1786 par Hermann Andreas Pistorius dans son compte rendu des Fond (...) 1Dans les réflexions qui suivent, je m’occuperai principalement de l’écrit Sur l’expression courante : il se peut que cela soit juste en théorie, mais en pratique cela ne vaut rien1, publié en 1793, dans lequel Kant récuse la critique émise à l’encontre de sa philosophie morale par Christian Garve, qui avait nié que l’impératif catégorique fût suffisant pour une pratique morale2. En examinant dans la deuxième et la troisième partie de son écrit le problème du lien entre théorie et pratique dans la philosophie du droit et la philosophie politique, Kant donne pour la première fois dans cette publication une vue d’ensemble de toute sa philosophie pratique. 2Dans la troisième partie de mon article, je traiterai du concept de pratique tel qu’il est exposé dans le texte de Kant. Théorie et pratique de la moralité vont nécessairement de pair, c’est là la thèse de Kant dès Les Fondements de la métaphysique des mœurs (1785) et dans la Critique de la raison pure (1788). On peut néanmoins mettre en évidence dans les trois parties de la philosophie pratique un « déficit » dans la mise en pratique de la théorie de la raison objectivement pratique, qui, d’une manière paradoxale, est un élément à part entière de cette théorie même. On cherchera dans la quatrième partie comment nous pouvons nous représenter d’après Kant le passage de la raison objectivement pratique à la raison subjectivement pratique. Comment la moralité, c’est-à-dire la théorie et la pratique du concept de devoir objectivement contraignant, peut-elle devenir également subjectivement pratique ? Mon intention est ici de dégager à grands traits chez Kant un sens de pratique qui ne se recoupe pas avec celui exposé dans le texte de 1793, bien qu’il soit fortement lié à lui. Je m’appuierai pour cela en particulier sur les développements de Kant dans la « méthodologie de la raison pratique pure » de la Critique de la raison pratique qui traitent de pédagogie et d’anthropologie. Dans la cinquième partie, je résumerai les conclusions provisoires auxquelles j’aurai été amené par mes réflexions : lorsque Kant présente théorie et pratique, il opère avec un concept d’expérience qui ne semble pas adapté pour résoudre de manière convaincante la problématique donnée dans « l’expression courante » au niveau de la moralité pratique. Mais qu’il me soit permis tout d’abord de revenir sur le débat sur la théorie et la pratique au XVIIIe siècle, ce qui ne devrait pas être inutile pour comprendre le texte de Kant Sur l’expression courante. Le débat sur la théorie et la pratique au XVIII e siècle 3On pourra difficilement prétendre que le XVIIIe siècle ait été pauvre en contributions au débat sur la théorie et la pratique. En un siècle où l’on accordait une grande valeur à l’utilité, à la possibilité de mettre en pratique et à l’amélioration de tous les domaines du savoir, depuis l’agriculture jusqu’à la jurisprudence, aux mathématiques 1 et à la logique, ceci ne saurait surprendre. Comme on le sait, la philosophie n’a pas échappé à ce débat, qui touchait aussi bien les institutions que le contenu même de la philosophie. 3 Berlin, où il n’y eut pas d’université avant Humboldt, est une exception notoire. Ainsi, Johann He (...) 4Au niveau institutionnel, on débattait pour savoir quel statut la philosophie au sens large (et dans les pays protestants de langue allemande, la question se posait pour la faculté de philosophie) devait prendre vis-à-vis des trois facultés supérieures, c’est-à-dire les facultés de médecine, de droit et de théologie. Il n’est pas inutile de suivre attentivement ce débat, car, à la différence de ce qui se passait en France ou en Angleterre, les universités étaient en Allemagne (comme en Écosse) le lieu où étaient actifs les représentants les plus importants des Lumières3. Alors que les disciplines enseignées dans les facultés supérieures étaient considérées en soi comme moyen d’apprendre un métier, la philosophie et les autres sciences humaines enseignées dans les facultés de philosophie, comme l’histoire ou la géographie, n’avaient le plus souvent qu’une fonction propédeutique dans le cursus des étudiants. 5Christian Wolff représente une exception remarquable. Il plaida pour une revalorisation de la philosophie comme science et s’opposa plusieurs décennies avant Kant à l’image bien connue de la philosophie servante de la théologie (cf. Bödeker, 1990, p. 32). De plus, dans les années 1771 et 1788, le baron Karl Abraham von Zedlitz, ministre d’État prussien responsable des affaires ecclésiastiques, éducatives et universitaires, engagea des réformes en profondeur. C’est à l’initiative de von Zedlitz qu’on doit l’utilisation de nouveaux manuels à l’école (et à l’Université). Il trouve en Kant, dans la lointaine Königsberg, un allié qui, étant conscient du besoin de réformer l’instruction publique, entretient de bons rapports avec von Zedlitz et lui dédie la Critique de la raison pure (1781). 6Lorsque Christian Thomasius écrit dans un corollaire à sa dissertation de 1696 : « Bienheureux sont les paysans, car ils ne connaissent pas de médecins ; ils seraient cependant plus heureux encore s’ils ne connaissaient pas de juristes, et comblés s’ils n’avaient pas affaire aux théologiens » (citation d’après Stolleis, 1988, p. 300), la théologie - du moins en ce qui concerne le contenu de son enseignement - échappe pour des raisons évidentes au débat sur la théorie et la pratique ; mais elle n’est pas épargnée par la discussion en tant que discipline académique. Des voix nombreuses s’élèvent pour demander aux facultés de théologie une amélioration de la formation des futurs instituteurs, prédicateurs et théologiens, ainsi qu’une stricte séparation entre théologie et philosophie. Ainsi, jusqu’à Frédéric II, les souverains prussiens ont-ils très largement soutenu le piétisme, qui défendait des positions comparables. Après la fondation de l’Université de Halle en 1694, ce mouvement gagna peu d’années après Königsberg, ville des sacres en Prusse. Il eut pour conséquence d’une part la reconnaissance officielle et le soutien par le roi du Collegium Fridericianum, dans lequel Kant passa une grande partie de ses années d’école, et d’autre part l’établissement du piétisme comme facteur déterminant dans la vie culturelle et spirituelle de la Prusse orientale (cf. Klemme, 1994, p. 1-31). 7Dans le domaine de la philosophie apparaît une tendance qui, depuis la jeune Thrace riant de Thalès qui était tombé dans un puits, appartient aux lieux communs de la critique de la philosophie : la philosophie développerait et exposerait des théories qui ne valent pas pour la pratique ; en tant qu’individus, les philosophes seraient victimes, dans la pratique, de 2 4 Christian Thomasius, Erinnerung Wegen zweyer Collegiorum über den Andem Theil Seiner Grund-Lehren (...) 5 La liste des auteurs concernés pourrait être allongée presque àvolonté. Je me contente de faire ré (...) 8leurs propres théories. Parmi les nombreuses variantes de cette formule qui avaient cours au XVIIIe siècle, on peut également citer la célèbre boutade de Rousseau à propos de Frédéric II, auteur de l’Anti-Machiavel (1739), mais aussi de l’invasion de la Silésie (1740) : « Il pense en philosophe, et se conduit en roi » (Les Confessions, Rousseau, 1959 sq., I, p. 592). Du côté des « philosophes populaires », Christian Thomasius et ses partisans ont polémiqué contre la philosophie d’école et de système. Dans l’annonce de son cours De prudentia legislatoria, Thomasius souligne quel va être son propos : « De l’insuffisance des spéculations philosophiques pour l’amélioration du bien commun et de ce qu’il faut penser de la sentence de Platon que les philosophes devraient régner ou que ceux qui gouvernent devraient philosopher. Et que les esprits spéculants sont les moins propres à la sagesse juridique. »4 Christoph Meiners demanda avec beaucoup d’autres5 dans sa Révision de la philosophie (Gôttingen, Gotha, 1772) que l’on suivît la méthode éclectique (cf. à ce sujet Albrecht, 1994) comme alternative à la « méthode mathématique » de Christian Wolff, qui, selon lui, échouait lorsqu’on voulait l’utiliser, ou qui n’aboutissait qu’à des résultats médiocres. 6 August Wilhelm Rehberg, Untersuchungen über die Französische Revolutionnebst kritischen Machrichte (...) 7 Versuch über die Aufklärung, Freyheit und Gleichheit. In Briefen. Nebst einer Prüfung der Rehbergi (...) 8 Cf. Gedanken über das Unvermögen der Schriftsteller Empörungen zu bewirken, Göttingen, 1793, p. 18 (...) 9A la vue des événements révolutionnaires de 1789 en France, on débattait avec une intensité particulière de la question de la théorie des philosophes : n’était-elle pas trop pratique ? La « pratique », ici, ne paraissait ni juste, ni souhaitable. Les philosophes sont-ils responsables de la Révolution française et de ses horreurs ? Est-ce donc cette métaphysique - pour laquelle seules la constitution et la législation qui reposent « sur la liberté générale et illimitée, sous le joug de la nécessité morale » sont uploads/Philosophie/ la-pratique-de-la-moralite 1 .pdf
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- Publié le Jan 25, 2021
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