La Stylistique comparée du français et de l’anglais: la théorie au service de l

La Stylistique comparée du français et de l’anglais: la théorie au service de la pratique R É SUMÉ L’enseignement de la traduction au premier cycle vise à faire acquérir aux apprenants un savoir-faire professionnel ; dans cette optique, la dialectique entre théorie et pratique y revêt une importance particulière. C’est d’ailleurs la confusion entre les deux types de théorie – que nous nommerons respectivement « instrumentale » et « spéculative » – qui a été à l’origine des critiques les plus virulentes contre la Stylistique comparée du français et de l’anglais (SCFA) de Vinay et Darbelnet. Le présent article, fondé sur un sondage mené auprès d’étudiants de première année en traduction, a pour objet de montrer que la SCFA ressortit à la théorie instruumentale et qu’en ce sens, elle ne s’oppose pas à la pratique mais interagit avec elle. ABSTRACT As undergraduate translation training is designed to help learners acquire professional competence, the dialectics between theory and practice takes on special importance. The confusion between two types of theory – which we refer to as “instrumental” and “speculative” respectively – has engendered the most virulent criticism of Vinay and Darbelnet’s Comparative Stylistics of French and English (CSFE). Based on a survey of first year translation students, this paper aims to show that CSFE pertains to instrumental theory and is therefore not incompatible with it, but rather interacts with it. MOT S - C L É S / K E YWORDS stylistique comparée, théorie, pratique, pédagogie de la traduction La théorie n’est que l’idée scientifique contrôlée par l’expérience. Claude Bernard (1954 : 45) En 1957, Jean-Paul Vinay annonçait la naissance d’une « nouvelle science, la stylistique comparée » (1957 : 141-148). L’année suivante, il publiait avec Jean Darbelnet la première édition de la Stylistique comparée du français et de l’anglais (SCFA). Si la SCFA « repose sur des principes théoriques », elle n’en est pas « pour autant *…+ une théorie de la traduction » (Vinay 1983 : 425). En se fondant sur des concepts théoriques linguistiques, Vinay et Darbelnet créent de nouvelles notions – comme en témoigne le grand nombre de néologismes de la SCFA – permettant de formaliser, de modéliser la pratique à des fins pédagogiques. Leur postulat est le suivant : « Les démarches du traducteur et du stylisticien comparatif sont intimement liées, bien que de sens contraire. La stylistique comparée part de la traduction pour dégager ses lois ; le traducteur utilise les lois de la stylistique comparée pour bâtir sa traduction » (1958 : 21). Ainsi, dès les prémisses, les « inventeurs » de la stylistique comparée revendiquaient une place originale, entre théorie et pratique, les deux agissant en interaction. Meta, XLVIII, 3, 2003 422 Meta, XLVIII, 3, 2003 Nous allons tout d’abord nous attacher à définir la ou les théorie(s) dont il est ici question, puis exposer brièvement l’intérêt présenté par la SCFA dans l’apprentissage de la traduction. Ensuite, nous présenterons les résultats d’un petit sondage mené auprès d’étudiants du cours de grammaire et stylistique différentielles et les quelques conclusions que l’on peut en tirer. Quelle théorie ? Avant d’examiner l’interaction entre théorie et pratique dans la méthode de traduction proposée par Vinay et Darbelnet, il paraît judicieux de s’interroger sur le terme même de théorie. La définition de la pratique (« Activités volontaires visant des résultats concrets [opposé à théorie] ») ne semble pas quant à elle poser de difficulté particulière ni être source d’ambiguïté. La diversité des définitions proposées de la théorie est manifeste dans l’article correspondant du Nouveau Petit Robert, où l’on trouve les définitions suivantes : 1. Ensemble d’idées, de concepts abstraits, plus ou moins organisés, appliqué à un domaine particulier. Bâtir une théorie. Théories artistiques. Les théories politiques. *…+ Mettre une théorie en application. 2. sc Construction intellectuelle méthodique et organisée, de caractère hypothétique (au moins en certaines de ses parties) et synthétique. Principes et lois d’une théorie. Théorie des ensembles. Théorie de la relativité. Éléments de connaissance organisés en système (dans un but didactique). La théorie musicale. De l’examen de ces définitions, il ressort qu’il existe deux types principaux de théorie, que nous nommerons respectivement théorie « instrumentale » ou « normative » (par exemple, grammaire, stylistique, solfège) et théorie « spéculative » (par exemple, herméneutique, musicologie), la première encadrant selon nous la « transmission d’un savoir-faire », pour reprendre les mots de Durieux (1988 : 115) et la seconde, la modélisation d’un savoir. Cette distinction entre les deux formes de théorie est fondamentale, car c’est la confusion entre théorie instrumentale et théorie spéculative qui a déterminé les critiques les plus virulentes à l’égard de la SCFA. Pour Roberts (1984 : 49), en effet, les détracteurs qui reprochaient à la méthode de Vinay et Darbelnet de ne pas « [présenter] une théorie de la traduction, mais un ensemble de recettes pour traducteurs » fondaient leur critique sur « un malentendu sur le sens du mot “théorie” ». Théorie et pratique en traduction En traduction, la dialectique entre théorie et pratique revêt une importance particulière ; on pourrait même avancer qu’il s’agit là d’un sujet sensible, si l’on en juge par la manière dont les pédagogues de la traduction se défendent tantôt d’être trop théoriques, tantôt d’être trop pratiques, comme la lecture des préfaces et avant-propos des méthodes de traduction nous l’enseigne : « La théorie n’est cependant jamais dissociée de la pratique », écrit Jacqueline Guillemin-Flescher en préface de l’ouvrage d’Hélène Chuquet et Michel Paillard, Approche linguistique des problèmes de traduction anglais – français. « Ceci n’est ni une grammaire ni un ouvrage de linguistique mais un essai d’initiation à et de réflexion sur la traduction. *…+ Rien de ce qui est avancéici n’est le fait d’une théorisation abstraite et ne fonctionnant que pour elle-même », écrit à son tour Michel Ballard (1994) en avant-propos. « Plutôt que de longues dissertations théoriques abstraites, l’auteur a eu le courage scientifique de n’écrire que pour ses utilisateurs », affirme Georges Mounin dans sa préface de Claude Tatilon (1986). La traduction est généralement considérée comme une matière orientée vers la pratique professionnelle et partant, l’enseignement de la traduction vise à former des professionnels de la traduction armés d’un savoir-faire. En ce sens, en traduction, la théorie telle qu’on l’oppose à la pratique est de nature instrumentale, et non spéculative. Elle le devient aux cycles supérieurs, où l’on traite non plus spécifiquement de traduction, mais de traductologie. Quoi qu’il en soit, les formateurs reconnaissent que ces zones de tangence entre théorie et pratique sont généralement facteurs de progrès, autant pour l’apprentitraducteur que pour le traducteur formé : le premier recourt à la théorie instrumentale, lorsqu’il est en phase d’acquisition des outils « susceptibles de le guider dans les choix à faire lorsqu’il traduit » (Valentine 1998 : 13) et le second se tourne parfois vers la théorie spéculative, quand il « réfléchit sur sa pratique », car « la traductologie est nécessaire pour bien comprendre l’opération traduisante, et mieux traduire » (Flamand 1983 : 40-41). Pourquoi la Stylistique comparée du français et de l’anglais? Nous avons choisi de fonder la présente étude sur la Stylistique comparée du français et de l’anglais de Vinay et Darbelnet pour plusieurs raisons concomitantes : le cours de grammaire et de stylistique différentielles donné aux étudiants de première année en traduction à l’Université Laval est fondé en grande partie sur la méthode de Vinay et Darbelnet. Il existe certes de nombreux autres manuels de traduction, mais ils reprennent très souvent la méthode de Vinay et Darbelnet, en particulier en ce qui a trait aux sept procédés de traduction qu’ils ont dégagés. La SCFA est généralement considérée comme « la première méthode de traduction fondée sur une analyse scientifique » et élaborée « dans un but pédagogique » (Oseki-Dépré, 1999 : 56). Il nous semble donc judicieux de revenir aux sources. Par ailleurs, le flot de critiques (positives et négatives) qui a accueilli la parution de la Stylistique comparée du français et de l’anglais en 1958 – et qui ne s’est pas vraiment tari depuis – ne peut que nous conduire à nous interroger et à examiner plus avant cette méthode de traduction. Vinay (1983 : 418) signalait à ce titre en 1983, année des 25 ans de la méthode : « [N]ous avons recueilli un large éventail de commentaires, allant du pire au meilleur. » Et il cite : « élémentaire ; un tantinet raciste ; empirique et parfois confus ; produit d’une pratique traductrice totalement incontrôlée ; remarquable ; admirable ; fondamental ; vaut bien cinq étoiles ; est plein de vues pénétrantes ; se lit comme un roman ; marque un grand tournant dans l’histoire de la traductologie ; bref, l’un des meilleurs manuels de traduction qui soient ». Ces contradictions ne sont pas les seules que l’on peut relever dans l’exégèse de la SCFA. En effet, en pédagogie de la traduction, on oppose généralement deux méthodes : la méthode comparative ou contrastive (celle de Vinay et Darbelnet) qui, selon ses détracteurs, est « trop axée uploads/Philosophie/ la-stylistique-comparee-du-francais-et.pdf

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