LA THÉORIE DE L'ÉTIQUETAGE MODIFIÉE, OU L'« ANALYSE STIGMATIQUE » REVISITÉE Lio
LA THÉORIE DE L'ÉTIQUETAGE MODIFIÉE, OU L'« ANALYSE STIGMATIQUE » REVISITÉE Lionel Lacaze ERES | Nouvelle revue de psychosociologie 2008/1 - n° 5 pages 183 à 199 ISSN 1951-9532 ISBN 9782749209180 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-de-psychosociologie-2008-1-page-183.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Lacaze Lionel,« La théorie de l'étiquetage modifiée, ou l'« analyse stigmatique » revisitée », Nouvelle revue de psychosociologie, 2008/1 n° 5, p. 183-199. DOI : 10.3917/nrp.005.0183 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour ERES. © ERES. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 190.163.236.151 - 01/05/2015 03h49. © ERES Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 190.163.236.151 - 01/05/2015 03h49. © ERES L’interactionnisme symbolique, doctrine psychosociologique associée à l’École de Chicago et à la pensée de G.H. Mead (House, 1977), créé en 1937 aux États-Unis par Herbert Blumer, a été longtemps une théorie invisible et propa- gée uniquement sur le mode de la tradi- tion orale 1. Il faut attendre les années 1960 pour qu’elle émerge sur la scène intellectuelle dans des publications notables. C’est à travers plusieurs sous- théories qu’elle atteint le public spécialisé (Manis et Meltzer, 1972) : ce sont l’ap- proche dramaturgique (Goffman), l’ethno- méthodologie (Garfinkel, Cicourel), et surtout la théorie de l’étiquetage (« labe- ling theory ») La théorie de l’étiquetage, aussi appelée théorie de la réaction sociale ou bien encore « analyse stigmatique 2 », est ainsi un champ de savoir qui constitue un domaine essentiel de la sociologie et de la psychologie sociale nord-américaines des années 1960, dont l’axe de recherche central concerne les phénomènes de déviance. Elle a contribué à l’élaboration d’un cadre théorique distinctif et innovant pour penser ces processus, avec l’intro- duction de concepts sensibilisateurs (Van Den Hoonaard, 1997) comme ceux de Lionel Lacaze, psychologue clinicien, docteur en psychologie sociale. lionelacaze@gmail.com. 1. En effet, Blumer ne publie un ouvrage qui porte ce titre qu’en 1969 et il s’agit d’une compilation d’articles déjà publiés mais précédés d’une introduction de soixante pages, un texte incontournable qui contient toute sa position (Blumer, 1969). Sur la naissance de l’interactionnisme symbolique et une brève bio-biblio- graphie de la personnalité de son fondateur, Herbert Blumer, cf. Lacaze, 2000. 2. Selon l’expression du criminologue québécois Marc Leblanc (1971). Pour un historique de la théorie de l’étiquetage, cf. Best (2004) et Lacaze (2006), chapitre 2, « Carrière de la théorie de l’étiquetage ». La théorie de l’étiquetage modifiée, ou l’« analyse stigmatique » revisitée Lionel LACAZE Études Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 190.163.236.151 - 01/05/2015 03h49. © ERES Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 190.163.236.151 - 01/05/2015 03h49. © ERES réaction sociale, institution totale, identité et carrière déviante, stigmate. Cette notion de stigmate devient au fil des ans le concept phare de l’école interaction- niste et de la théorie de l’étiquetage, qui en fait la doctrine prédestinée à la compréhension des processus de stigma- tisation. Elle donne une unité et une cohé- rence à ses formulations, lesquelles sont issues d’un certain nombre de socio- logues venus ou proches de la nouvelle École Chicago californienne et qui pour la plupart appartiennent au courant appelé interactionnisme symbolique (Spector, 1976). Les racines de cette perspective prennent corps au début des années 1950 dans l’œuvre du sociologue Edwin Lemert (1912-1996), qui cherche à élaborer une théorie socio-criminologique de la déviance en essayant d’aller au-delà de la vision en termes de pathologie individuelle ou sociale. Il la caractérise par la réponse de la société à celui-ci. Lemert considère ainsi la déviance comme une qualité conférée rétrospectivement à un individu à travers une réaction socialement organi- sée où une étiquette de déviant est posée, ce qu’il appelle l’« individuation sociopa- thique » (Lemert, 1951). Suivant son emphase, un certain nombre de chercheurs (sociologues, anthropologues et psychologues), ironi- quement, de façon indépendante plutôt que concertée, ont tenté de créer une problématisation de la déviance comme statut attribué et comme fruit de la réac- tion sociale. Parmi ceux-ci, quatre au moins ont eu une audience considérable : Howard Becker avec Outsiders (1963), Goffman avec Stigmate (1963), Erikson avec Wayward Puritans (1966) et Harold Garfinkel qui les précède avec son article fameux « Du bon usage de la dégrada- tion » (1956). La revue Social Problems sert de forum au mouvement, en particu- lier lors de la période où Howard S. Becker en est le directeur de publication (1960-1965). Ces auteurs contribuent à l’édification d’une « nouvelle perspective sur la déviance » qui s’est diffusée sous le nom de « labeling theory » ou théorie de l’étiquetage dans la décennie suivante. Parmi ces auteurs, Becker doit être considéré comme l’artisan de la théorie de l’étiquetage (Spector, 1976 ; Best, 2004) et une des personnalités clés de l’interactionnisme symbolique. Dans Outsiders (1963/1985), il considère la déviance comme une « création sociale » et est l’introducteur du terme d’« étique- tage » (labeling) : « Le déviant est celui à qui l’étiquette de déviant a été appliquée avec succès ; le comportement déviant est le comportement que les gens stig- matisent comme tel » (Becker, 1985). Une autre source de cette concep- tualisation figure dans la théorie de la dramatisation du mal de l’historien et criminologue Frank Tannenbaum (1893- 1969), auteur de Crime and the Community (1938), dans lequel il met en évidence le rôle de l’« épinglage » dans la création de la déviance : « Le processus par lequel est fabriqué un délinquant (ou un être anti-social) réside donc en diffé- rentes phases d’étiquetage, de désigna- tion, d’identification-assimilation, de ségrégation, de description, d’accentua- tion, de conscientisation et d’auto- conscientisation. Cela devient une façon de stimuler, de suggérer, de mettre en relief et de provoquer l’existence de ces traits de personnalité qui sont reprochés […] Cela conduit à s’identifier, par rapport à soi-même ou au milieu, à un sujet délin- quant […] La personne devient celle qu’elle est décrite » (Tannenbaum, 1938). La théorie de l’étiquetage s’est approprié cette vision en cherchant à y Nouvelle Revue de psychosociologie - 5 184 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 190.163.236.151 - 01/05/2015 03h49. © ERES Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 190.163.236.151 - 01/05/2015 03h49. © ERES voir une conséquence inattendue (aussi appelée effet pervers) de l’étiquetage qui est de créer justement ce que l’on voulait prévenir. Le sociologue Robert K. Merton a ainsi appelé cette doctrine « théorème de Thomas » en référence à ce membre de l’École de Chicago. « La prédiction créatrice débute par une définition fausse de la situation provoquant un comporte- ment nouveau qui rend vraie la concep- tion, fausse à l’origine » (Merton, 1951/1965). Une fois attachée à la situa- tion, elle « va déterminer le comportement qui en résulte avec ses conséquences » (Merton, 1965). L’interactionnisme sym- bolique et la théorie de l’étiquetage fondent leur approche sur cette notion, et leur proposition de base est que « l’acte social d’étiqueter une personne comme déviante tend à altérer l’auto-conception de la personne stigmatisée par incorpora- tion de cette identification » (Wells, 1978). Sous l’espèce d’un effet d’attente comportemental, la personne devient ce qu’on a supposé et dit qu’elle était. D’autres personnalités, au cours des années qui suivent, vont illustrer cette perspective, tel le criminologue israélien Shlomo Shoham avec son ouvrage La marque de Caïn (1970), qui porte sur les bases anthropologiques de la stigmatisa- tion du crime. Il y saisit les conséquences souvent irréversibles de l’étiquetage, car « dès lors qu’une personne est étiquetée, il semble qu’elle soit enfermée en un cercle infernal ne connaissant aucune issue » (1970/1991) et reprend la notion de « corridor de la déviance » (1991), dont il est impossible d’emprunter le chemin à rebours lorsqu’on porte un stigmate. L’auteur enracine pour partie sa théorisation dans la psychanalyse exis- tentielle de Jean-Paul Sartre et rappelle qu’à travers sa biographie de Jean Genet et L’idiot de la famille, il avait anticipé une tradition européenne de cette conceptua- lisation qui puise dans sa conception de la « détermination par autrui ». Déjà, dans Réflexions sur la question juive (1946), Sartre écrit que « c’est l’antisémite qui fait le Juif ». De la même façon, sa psychanalyse de Jean Genet est la première étude de cas qui porte sur la déstigmatisation par la littérature au cours d’une triple conversion identitaire (Sartre, 1952). Au cours des années 1960 et 1970, la théorie de l’étiquetage remporte un vif succès, notamment sur les campus améri- cains. Elle est en phase avec l’ère du temps et la critique des institutions offi- cielles. uploads/Philosophie/ theorie-de-l-x27-etiquetage-modifie-pdf.pdf
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- Publié le Jui 09, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
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