- 1 - La Technoscience et ses défis Jean-Michel Maldamé, O.P. Les philosophes o

- 1 - La Technoscience et ses défis Jean-Michel Maldamé, O.P. Les philosophes ont mis la technique en procès. Nul n’ignore la célèbre phrase où une des figures les plus éminentes de la philosophie du XXe siècle, Martin Heidegger, porte un jugement péremptoire : « La science ne pense pas »[1] – pour lui, science et technique sont intiment liées comme le dit clairement la notion de « technoscience ». Le caractère excessif du propos a suscité tant de commentaires qu’il ne s’agit pas ici de la prendre comme référence faisant autorité, mais tout simplement ici dans le but d’éveiller notre attention sur le fait que si la technique est au centre de bien des débats de société, elle est aussi au cœur des questions anthropologiques et théologiques. Parler de technique ne consiste pas à promouvoir une bonne gestion de capacités d’action et de transformation, mais bien à poser la question du sens de la vie humaine et se situer le rapport entre l’intelligence, la volonté et le pouvoir de tout être humain sur lui et sur la société qui le porte. Pour cette raison notre propos quittera l’immédiate actualité pour ouvrir des perspectives plus larges et plus profondes. 1. Mise en perspective La question de la technique a été posée dans sa radicalité au seuil du XXe siècle lors de la première guerre mondiale. Une œuvre emblématique de cette prise de conscience s’exprime dans la littérature européenne avec l’œuvre de Robert Musil, L’Homme sans qualité (Der Mann ohne Eigenschaften), qui fait le procès de la modernité où la rationalité technique se limite à l’étude de rapport de forces et par là-même ignore les vraies causes de la difficulté de vivre et la source des malheurs qui ont vu s’effondrer un art de vivre. Le déroulement de la guerre mondiale atteste la puissance aveugle de l’industrie (emblématiquement « le charbon et l’acier ») et l’usage de moyens techniques (chimie et électronique). Le philosophe Karl Kraus dans La troisième Nuit de Walpurgis (Die Dritte Walpurgis Nacht) reprend sur un mode dramatique ce procès dans sa dénonciation de la montée des totalitarismes appuyée sur la puissance donnée par la technoscience, dans la « contemporanéité de l’électronique et de la décomposition radioactive ». Ces textes ont le mérite de lier la technique aux mythes ou aux rêves qui l’accompagnent avec les sources noires de la mythologie. Ces deux auteurs européens, témoins et prophètes, ont dénoncé la technique comme moyen mis au service de la volonté de domination et l’aveuglement de la philosophie du progrès. Bien d’autres ensuite ont repris ces thèmes. La question s’est déplacée. Dans la deuxième partie du XXe siècle, la question a pris un élan nouveau avec la revendication écologique. La critique a trouvé son plus brillant analyste et promoteur avec le philosophe Hans Jonas. Celui- ci ne se contentait pas de dénonces effets, mais il cherchait à déterminer la source du malheur qui afflige l’humanité (Das Prinzip Verantwortung. Versuch einer Ethik für die technologische Zivilisation, 1979). Sa vision de la nature était fondée sur une philosophie de la vie, articulée à une métaphysique qui n’ignore pas les fondements bibliques de la modernité et de la crise de civilisation qui menace l’avenir humain sur la planète Terre. Au début du XXe siècle, la question se pose de manière plus précise dans le projet nord-américain de construire un « homme nouveau », un homme qui surmonte les limites actuelles des conditions de vie et propose une nouvelle religion hédoniste. Cette rapide évocation philosophique avait pour but de sortir de l’idée simpliste selon laquelle la technique serait un ensemble de moyens que les sciences permettent de mettre à l’usage des humains. Et corrélativement, de ne pas tomber dans le simplisme qui consiste à faire quelques rappels des exigences morales fondées sur l’humanisme ou sur la notion de « personne », comme sujet de droits et de devoirs. À l’encontre de cette réduction, tout en maintenant la distinction entre science et technique, je pense éclairant de montrer que la technique ne se réduit pas à un ensemble ou un réseau de moyens d’action, mais qu’elle participe de la pensée et donc de la grandeur de l’humain. 2. L’animal humain, être de culture La question de la spécificité humaine est posée aujourd’hui par les sciences du vivant, puisque la théorie de l’évolution donne à voir l’émergence de l’humanité selon les embranchements du grand arbre des vivants. L’humain est plus animal et les animaux plus humains que ne l’imaginait la tradition humaniste. Dans ce contexte, il est bon de revenir aux sources et de citer Aristote qui a écrit le premier grand traité sur les vivants. Dans les ouvrages Histoire des animaux (Perì tá z#a historíai), Les Parties des animaux (Perì z#ôn - 2 - moríôn) et le Traité de l’âme (Peri psychè), il situait l’humanité dans le monde des vivants et il relevait un trait spécifique de l’humanité. Il constatait qu’à sa naissance l’être humain était le plus démuni de tous les animaux ; en effet, laissé à lui-même l’enfant n’a pas les moyens d’assurer sa survie. Sa nudité, son manque de moyen pour se nourrir et se défendre… font de lui le plus vulnérable des êtres vivants. Il notait que, par contre, s’il était dépourvu de griffe, de sabot, de pelage, de mobilité et autres moyens de survivre dans le combat de la vie, un être humain avait une main. Celle-ci était « l’outil de tous les outils » et elle lui donnait les capacités de l’emporter sur les autres animaux. La main était l’organe de l’intelligence et la source de la maîtrise de l’humanité sur les autres vivants. Aujourd’hui encore l’outil devenu technique et partie prenante de la technoscience est le signe de la grandeur de l’homme et la source d’une redoutable efficacité – thème de notre interrogation. Plus encore ! La main, « outil de tous les outils », était pour Aristote l’inscription de l’intelligence dans l’ordre du faire et de l’action de transformation et surtout de qualification dans une compétence. C’est là le point clef de ce que nous appelons aujourd’hui l’émergence de l’« homo sapiens ». L’usage de la main est explicité dans la culture classique par le terme de « métier » qui dit la sagesse et l’art issus de l’expérience, forme de sagesse pratique. Par son action, un être humain individuellement considéré ou l’humanité dans une vision globale agissent dans le monde où il leur est donné de vivre ; l’humanité transforme ce qui lui est donné dans la nature. Plus encore, il se transforme lui-même et il accède à la culture. Il est heureux que dans les langues européennes le terme ait gardé le sens premier né de la révolution néolithique où les ressources alimentaires agricoles ou animales aient accompagné la naissance des villes et des communications entre les humains par le commerce et la collaboration qui ont dessiné la toile que nous qualifions de mondialisation (globalisation). La démarche d’Aristote est habitée par une ambition métaphysique : dire la spécificité humaine en relevant ce qui fait partie de son identité ou encore de sa nature. Cette perspective donne à la remarque sur l’usage de l’outil une dimension ontologique. L’outil permet de dire ce qui fait l’homme humain. Que ce soit l’outil des temps anciens, comme le marteau ou la roue ou les outils les plus significatifs de la modernité, comme l’ordinateur devenu familier ou les grandes réalisations industrielles comme les centrales nucléaires… Il est clair que la technique ne se réduit pas à la production d’objet, mais dit la qualité de l’être humain, comme celui qui a le pouvoir de devenir lui-même en faisant de qui lui permet d’assurer sa survie. La technique n’est pas seulement la production d’un objet mis à la disposition d’un individu ou d’une communauté, elle est ce qui permet à un être humain en devenir de se réaliser en devenant ce qu’il est appelé à être. La référence à Aristote peut sembler archaïque, en ramenant la réflexion au monde tel qu’il fut au temps où Archimède faisait quelques pas sur la route qui a mené à la modernité. Une perspective analogue se trouve dans les travaux de Hannah Arendt. Celle-ci a entrepris d’écrire une synthèse philosophique présentant l’anthropologie philosophique ; elle a renoué avec les traditions universitaires en considérant ce qui relève de l’intelligence et de la volonté (La Vie de l’esprit), mais aussi de l’action (Condition de l’homme moderne et La Crise de la culture). Ces deux dernières études explicitent la nature de la technique ; Hannah Arendt ne considère pas seulement l’objet, mais l’engagement de l’être humain dans son action, par laquelle il se réalise. L’art est une autocréation de soi. Il est éclairant d’entrer dans une perspective psychologique, en développant une image. L’objet technique est en position d’extériorité, mais ce n’est pas un objet de la nature, car il ne peut être pensé sans référence à celui ou ceux qui l’ont produit. L’image du miroir correspond à cette situation. Le miroir renvoie à celui qui se regarde une uploads/Philosophie/ la-technoscience-et-ses-defis-jean-michel-maldame.pdf

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