Hasard, nécessité, finalité ? Le dernier hors-série d’une revue scientifique qu

Hasard, nécessité, finalité ? Le dernier hors-série d’une revue scientifique qui se veut tournée vers l’avenir relance le débat sur la place de la finalité dans la connaissance scientifique. Un rapide survol du numéro montre que le livre de Monod « Le Hasard et la Nécessité » sert toujours de référence fondamentale. Si la science de l’époque est en bonne partie obsolète, la philosophie de l’ouvrage reste cependant la règle de pensée de la grande majorité de la communauté scientifique et intellectuelle d’aujourd’hui. Il n’est pas inutile de revenir sur cet auteur sans doute le plus marquant de la philosophie des sciences de la fin du 20ème siècle. A) La Biologie comme science Objet ou projet ? Le Grand Œuvre de Monod fut de confirmer la biologie dans son statut de savoir scientifique à part entière, ce qui, dans les années 1960, était encore dénié de la part de nombre de physiciens et de chimistes d’un côté, et des philosophes et même de biologistes de l’autre. Son point de départ est ce qu’il juge être le postulat de base de la science : « La Nature est objective et non projective »1. En effet, l’objet artificiel matérialise l’intention préexistante qui lui a donné naissance. Il est le fruit d’un projet porté par son auteur et s’explique donc essentiellement par l’objectif poursuivi. Mais il n’y a « rien de tel pour le fleuve ou le rocher que nous savons ou pensons avoir été façonné par le libre jeu de forces physiques auxquelles nous ne saurions attribuer aucun projet »2. L’objet naturel ne concrétise aucune « intention préexistante » à l’origine de sa manifestation. Il est jeté là, selon l’étymologie du mot objet, sans qu’aucun projet ne le porte. Il ne matérialise aucunement l’idée d’un quelconque auteur. Ce postulat est « la pierre angulaire de la méthode scientifique »3. Monod le date avec assurance de la formulation du principe d’inertie par Galilée et Descartes, au 17ème siècle. Il y voit un postulat pur, à jamais indémontrable, qui crée une distinction radicale entre l’Ethique, domaine du projet, et la Connaissance, centrée sur l’objet. Le respect de cet axiome crée la science, et le poser devient un choix éthique antérieur, par définition, à toute connaissance. Le monde de la pensée se divise donc en deux catégories opposées : la communauté des scientifiques qui adhèrent a priori à ce principe, et les intellectuels qui ont fait le choix inverse de voir une intention au cœur de chaque réalité naturelle, et que Monod regroupe sous l’appellation d’ « animistes » (avec une mention particulière pour les « vitalistes »). L’objet de la Biologie Cette impeccable fondation, à la base de la théorie Mécaniste, est cependant fortement ébranlée avec l’arrivée du vivant dans le champ de la recherche scientifique. Monod définit l’objet de la biologie avec trois propriétés fondamentales, qui caractérisent la vie et la distingue du reste de l’Univers : • Morphogenèse autonome. Les changements chez l’animal, sa croissance, ses modifications, ses déplacements et mouvements, procèdent d’un principe interne autonome, et non du jeu de forces externes à l’objet, comme c’est le cas d’une chute d’eau ou d’une secousse tellurique. • Invariance reproductive. La reproduction du vivant se fait avec conservation de l’espèce et transmission intégrale du patrimoine génétique. • Téléonomie. L’organisation fonctionnelle complexe du vivant est telle qu’elle permet la réalisation d’un projet. « La notion de téléonomie implique l’idée d’une activité orientée, cohérente et constructive »4. • Ces trois caractéristiques propres à l’être vivant se retrouvent intégralement au niveau microscopique de l’unicellulaire, et même de la protéine. Apparaît ici un terme essentiel de la réflexion de Monod : la « téléonomie ». Nous pourrions la définir comme une capacité structurelle, objective, à poursuivre un but, sans pour autant y associer une intention subjective. « L’objectivité nous oblige à reconnaître le caractère téléonomique des êtres vivants »5. Il serait, selon notre savant, stérile de vouloir nier que l’organe naturel, l’œil, ne représente pas l’aboutissement d’un projet : capter des images, alors qu’il faudrait bien reconnaître cette origine à l’appareil photographique. Celle-ci doit être reconnue comme essentielle à la définition même de l’être vivant. Monod pousse la téléonomie jusqu’à son terme : « toutes les adaptations fonctionnelles des êtres vivants accomplissent des projets particuliers qu’il est possible de considérer comme des fragments d’un projet primitif unique, qui est la conservation et la multiplication de l’espèce »6. Pourtant il ne peut qu’y voir une « flagrante contradiction épistémologique »7. Le problème central de la biologie qui veut s’ériger en science sera de résoudre ce paradoxe. Première discussion On ne peut que souscrire à la définition que Monod donne du vivant. Elle est, sauf le vocabulaire, exactement celle que proposait Aristote, 4 siècles avant J.C. : - Etre doué d’organes fonctionnels complexes dont le projet ultime est la conservation et la propagation de l’espèce, - être autonome dans ses mouvements et ses déplacements et cause interne de son propre changement, - être qui se reconnaît essentiellement à sa capacité de reproduction à l’identique selon son espèce. Tout ceci est largement développé par Thomas d’Aquin dans son Commentaire au traité de l’Âme auquel nous renvoyons (Cf. Lecture du Commentaire du traité de l’Âme). Bien évidemment, la dimension microscopique n’y est pas encore présente, mais la teneur fondamentale de la réflexion est la même. On ne peut également que le suivre lorsqu’il affirme qu’inclure la téléonomie dans la définition du vivant constitue une « contradiction épistémologique » face à la belle construction mécaniste du 17ème siècle. Il faut insister sur cette petite révolution conceptuelle. Elle marque à nouveau un grand pas (objectif !) vers Aristote (Cf. Le bien de la nature) . Certes Monod réagirait violemment contre une telle affirmation, mais gageons que la réaction de Descartes ou de Galilée ne serait pas moins forte à l’encontre de notre biologiste. Ils vivaient au siècle du « canard mécanique » de Vaucanson, qui avait tant impressionné l’intelligentsia de l’époque.8 Jamais un philosophe du Grand Siècle ou du Siècle des Lumières n’aurait accepté une telle remise en cause « téléonomique ». Si, comme le prétend Bergson (un vitaliste), le rire est provoqué par l’application du mécanique sur du vivant, alors, nous avons avec ces savants classiques, les pages les plus comiques de l’histoire des sciences. Monod enfonce profond un pieu dans le ventre du vampire mécaniste. Certes, le monstre n’est que blessé mais n’est pas mort. Par la suite, d’ailleurs, tout l’effort de notre savant sera de cautériser la plaie. Pourtant, le mal est fait et semble irréversible. Où Monod n’est plus cohérent, c’est lorsqu’il fait de la présence d’un projet le critère discriminant entre vivant et non-vivant. Le monde minéral n’est pas seulement « jeté là », sans avenir. Si le projet final du vivant est l’entretien de l’espèce, qui ne voit que la matière inerte concourt « objectivement » à une telle téléonomie, ne serait ce que par la nourriture, l’eau et l’oxygène qu’elle procure. On pourrait objecter que ce projet lui est extrinsèque, qu’elle n’y contribue que passivement et comme malgré elle, contrairement au vivant. C’est vrai, mais n’ôte pas toute idée de projet. D’ailleurs, la proie du lion ne contribue que très passivement et malgré elle à la conservation de l’espèce féline. Mais ce caillou que Monod tient dans la main sans y voir de raison d’être, a lui aussi une téléonomie interne puissante. Elle est seulement beaucoup moins évidente parce que profondément moins diversifiée que celle de la vie, et par tant plus facile à refuser. Ce projet pour lequel il est ainsi constitué est, ni plus ni moins, d’être et de demeurer tel qu’il est, avec toutes ses caractéristiques physiques. Une sorte de conservation de l’espèce à moindre frais. Voilà son « activité orientée, cohérente et constructive. » C’est cette téléonomie qui explique que la quantité quasi-infinie de particules quantiques, évoluant à une vitesse vertigineuse pour constituer notre pierre, ne la transforme pas en une petite bombe atomique, mais la maintient dans son état stable de silex ou de granit, au travers des siècles et des vicissitudes géologiques. Le « projet » du caillou, c’est de demeurer, aussi longtemps que possible. Il paraît difficilement imaginable que l’homme puisse parvenir artificiellement à une telle construction sans que celle-ci ne lui explose dans les mains. Il y faut une téléonomie autrement forte que celle que l’ingénieur parvient à introduire dans ses productions. Voilà jusqu’à quelle profondeur il eut fallu enfoncer le clou pour en finir avec la philosophie mécaniste. B) Science ou Animisme Mais nous savons que telle n’était pas l’intention de Monod, bien au contraire. C’est à son corps défendant qu’il se fait l’allié objectif des finalistes. Il en est parfaitement conscient et consacrera tout le reste de son ouvrage à montrer que la téléonomie ne contredit pas le postulat d’objectivité de la démarche scientifique. Tout d’abord, pour respecter ce principe, la biologie doit voir la téléonomie comme « une propriété secondaire, dérivée de l’invariance considérée comme seule primitive. »9 Animisme L’animisme procède exactement à l’inverse. Aux uploads/Philosophie/ hasard 1 .pdf

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